,1*.^"*^
OE U V R E s
§ARBEY D'AUREVILLY
h- -X^ VIEILLE V^C^4IT%ESSE
PciSC-rare cîlabolicum.
TOME PREMIER
PARIS
LPHONSE LEMERRE ÉDITEUR
23-31, PASSAGE CIIOISEUL, 25-3I
i V 1;
OEUVRES
BARBEY D'AUREVILLY
Présentée to the
LffiRARY ofthe
UNIVERSITY OF TORONTO
from
the estate of
GIORGIO BANDINI
OE U V R E s
J. BARBEY D'AUREVILLY
UKE VIEILLE îM^AIT%ESSE
Perseverare diabolicum.
TOME PREMIER
PARIS
ALPHONSE LEMERRE, ÉDITEUR
23-31, PASSAGE CHOISEUL, 23-3I
A M. le Vicomte Joseph d'Izarn-Fréissinet
o 1 c I , Vicomte, cette Vieille MaU
Tresse que je vous ai dédiée quand
elle n'était encore, comme l'opéra
de Gluck, dans Hoffmann, qu'un
cahier de papier blanc. Elle est restée long^*-
temps inachevée sous votre regard bienveillant
et curieux. Hélas! en tout les premiers mo-
ments sont si beaux qu'on a peut-être tort
d'achever les livres qu'on commence. Le mien,
qui s'est trouvé fini par je ne sais quelle inex-
plicable persévérance, prend votre nom pour
son étoile. Qii'il vous plaise, à vous, esprit dif-
ficile, éprouvé, sybarite de l'intelligence, et
pour moi tout sera dit; mais vous plaira-t-il?
J'ai l'inquiétude des ambitieux et des coquet-
tes. Vous qui êtes profond — sans y tenir —
comme si vous n'étiez pas brillant, et brillant
comme si vous n'étiez pas profond, — sans
avoir l'air d'y tenir davantage, — trouverez-
vous un peu de peinture vraie et d'observation
réelle dans ce livre que je vous dédie? Trou-
verez-vous que ce sont là des portraits qui
marchent et que j'ai im peu éclairé, à ma ma-
nière, ces obscurs replis entortillés et redoublés
de l'àme humaine, que tous les penseurs du
monde déroulent et détirent, chacun tle son
côté, et qui se rétractent tant sous leurs
efforts?... Jugez-en. Mon succès sera surtout
la faveur de votre opinion. Je ne rêve plus
grand'chose maintenant, même la gloire. J'ai
trop perdu de plomb à tirer les hirondelles
sur les rivières pour bien viser ce bel Oiseau
bleu moqueur, couleur du Temps, qui ne vient d
nous prompîement que dans les contes. Je l'y ai
laissé. Je troquerais toutes les plumes de ses
ailes pour votre seule approbation. Je la choi-
sirais entre toutes les autres, en me rappelant
l'épigramme de Goethe : « Qjie le sable reste
le sable, mais la pierre précieuse est à moi 1 »
Jules A. Barbey d'Aurevilly
T\ÊFq4CE
DE LA NOUVELLE EDITION
^Z^^<^:^ E Roman que voici fut piiblié en i8si,
iz^ ^^^v\ pour la première fois.
A cette époque, l'auteur n'était pas
entré dans cette voie de convictions
et d'idées auxquelles il a donné sa vie. Il n'avait
jamais été un ennemi de l'Eglise. Il l'avait, au con-
traire, toujours admirée et réputée comme la plus
belle et la plus grande chose qu'il y ait, même hu-
mainement, sur la terre. Mais chrétien par le bap-
tême et par le respect, il ne l'était pas de foi et de
pratique, comme il l'est devenu, grâce à Dieu.
Et comme il n'a pas simplement été son esprit
des systhics auxquels il l'avait, en passant, accro-
che, mais que, dans la mesure de son action et de
sa force, il a combattu la philosophie et qu'il la
condmttra tant qu'il aura souffle, les Libres Pen-
seurs, avec cette loyauté et cette largeur de tête qu'on
leur connaît, n'ont pas manqué d'opposer à son ca-
tholicisme d'une date récente un Roman d'ancienne
date, qui ose bien s'appeler UNE VIEILLE
MAITRESSE, et dont le but a été de montrer
non seulement les ivresses de la passion, mais ses
esclavages.
Eh bien ! c'est cette opposition entre un livre pa-
reil et sa foi que l'auteur d'UNE VIEILLE
MAITRESSE entend repousser aujourd'hui. Il
n'admet mdlement, quoiqu'il plaise aux Libres
Penseurs de le dire, que son livre, dont il accepte
la responsabilité puisqu'il le réédite, soit véritable-
ment une inconséquence atix doctrines qui sont à
ses yeux la vérité même. A l'exception d'un détail
libertin dont il se reconnaît coupable, détail de trois
lignes, et qu'il a supprimé dans l'édition qu'il offre
aujourd'hui au public, UNE VIEILLE MAI-
TRESSE, quand il l'écrivit, méritait d'être
rangée dans la catégorie de toutes les compositions
de littérature et d'art qui ont pour objet de repré-
senter la passion sans laquelle il n'y aurait ni art,
VELLE ÉDITi«
ni littérature, ni vie morale, car l'excès de la pas-
sion, c'est l'abus de notre liberté.
L'auteur d'UNE VIEILLE MAITRESSE
n'était donc alors, comme il n'est encore aujour-
d'hui, qu'un romancier qui a peint la passion telle
qu'elle est et telle qu'il l'a vue; tnnis qui, en la pei-
gnant, à toute page de son livre l'a condamnée. Il
n'a prêché ni avec elle ni pour elle. Comme les ro-
manciers de la Libre Pensée, il n'a pas fait de la
passion et de ses jouissances le droit de l'homme et
de la femme et la religion de l'avenir. Il Va expri-
mée, il est vrai, le plus énergiquement qu'il a pu,
mais est-ce de cela qu'on lui fait un reproche 7. . .
Est-ce de l'ardeur de sa couleur comme peintre qu'il
doit caû\o\\c[\itvi\Qnts' accuser? . . .End'autre termes,
la question posée contre lui à propos d'UNE
VIEILLE MAITRESSE n'est-elle pas beau-
coup plus haute et plus générale que l'intérêt d'un
livre dont on ne parlait pas tout le temps qu'on
manquait de motif pour le jeter à la tête de son au-
teur? Et cette question n'est-elle pas, en effet, celle
du roman lui-même, auquel les ennemis du Ca-
tholicisme nous défendent, à nous. Catholiques, de
toucher ?
Oui, voilà la question ! Posée ainsi, elle est im-
pertinente et comique. Voye::^ plutôt ! Dans la morale
des Libres Penseurs, les Catholiques n'ont pas Je
droit de toucher au roman et à la passion, sous le
prétexte qu'ils doivent avoir les mains trop pures,
comme si toutes les blessures qui jettent du sang ou
du poison n'appartenaient pas aux mains pures ! Ils
ne peuvent pas toucher au drame non plus, car c'est
de la passion encore. Ils ne doivent toucher ni à
l'art, ni à la littérature, ni à rien, mais s'age-
nouiller dans un coin, prier et laisser le monde et la
Libre Pensée tranquilles. Certes! je le crois bien que
les Libres Penseurs voudraient cela ! Si c'est bouffon
par un coté, par l'autre une telle idée a sa profon-
deur. Je crois bien qu'ils aimeraient à se débarrasser
de nous par un tel ostracisme, à pouvoir dire, nous
ayant barré toutes les avenues, toutes les spécialités
de la pensée : « Ces misérables Catholiques ! Sont-
ils asse:( en dehors de toutes les voies de l'esprit hu-
main! n Mais, franchement, il nous faut une autre
raison que celle-là pour accepter, d'un cœur humble
et docile, la leçon que les ennemis du Catholicisme
ont la bonté de nous faire sur la conséquence catho-
lique de nos actes et l'accomplissement de nos de-
voirs.
Et pour en parler, d'ailleurs, d'où le connaissent-
ils, le Catholicisme ?. . . Ils n'en savent pas le premier
mot. Ils le méprisent trop pour l'avoir jamais étudié.
DE LA NOUVELLE ÉDITION.
Est-ce leur haine qui en a deviné l'esprit sous la
lettre? Ce qu'il y a moralement et intellectuelle-
ment de magnifique dans le Catholicisme, c'est qu'il
est large, compre'hensif, immense; c'est qu'il em-
brasse la Nature humaine tout entière et ses diverses
sphères d'activité et que, par-dessus ce qu'il embrasse,
il déploie encore la grande maxime : te Malheur à
celui qui se scandalise ! » Le Catholicisme n'a rien
de prude, de bégueule, de pédant, d'inquiet. Il laisse
cela aux vertus fausses, aux puritanismes tondus.
Le Catholicisme aime les arts et accepte, sans trem-
bler, leurs audaces. Il admet leurs passions et leurs
peintures, parce qu'il sait qu'on en peut tirer des
enseignements, même quand l'artiste lui-même ne
les tire pas.
Il y a pour les esprits impurs de terribles indé-
cences dans le tableau de Michel- Ange (le Juge-
ment dernier), et on trouve dans plus d'une cathé-
drale de ces choses qui auraient fait couvrir les yeux
d'un protestant avec le mouchoir de Tartuffe. Est-ce
que le Catholicisme les condamne, les repousse et
les a effacées ?. . . Est-ce que les plus grands Papes et
les plus saints n'ont pas protégé les Artistes qui fai-
saient de ces choses, dont l'austérité des protestants
aurait eu et a eu horreur comme de sacrilèges ?. . .
Quand le Catholicisme a-t-il interdit de raconter un
fait de passion si affreux, si criminel qu'il fût, d'en
tirer des effets pathétiques, d'éclairer un gouffre
dans Je cœur de l'hounne, quand même il y aurait
au fond du sang et de la fange; enfin d'écrire du
roman, c'est-à-dire de l'histoire possible quand elle
Il est pas réelle, c'est-à-dire, en d'autres termes, de
l'histoire humaine ?... Nulle part ! Il a tout permis,
au contraire, mais sous cette réserve absolue que le
roman ne serait jamais une propagande de vices ou
mie prédication d'erreur; que jamais il ne se per-
mettrait de dire que le lien est le mal et que le mal
est le bien, et qu'il ne sophistiquerait point au profit
de doctrines abjectes ou perverses comme les romans
de Madame Sand et de Jean-facques Rousseau. Sous
cette réserve, le Catholicisme a même permis de
peindre le vice et l'erreur dans leurs faits et gestes
et de les peindre ressemblants. Il ne coupe point les
ailes au génie, quand génie il y a...
Il n'eût point empêché Shahespeare, si Shahespeare
lui eût appartenu, d'écrire cette sublime scène qui
ouvre Richard III, dans laquelle la femme désolée
qui suit le cercueil de son mari, empoisonné par son
frère, après avoir vomi des imprécations épouvan-
tables contre l'assassin, finit par lui donner sa bague
d'épouse et par s'abandonner à son faux et inces-
tueux amour. C'est abominable, c'est affreux, les
DE LA NOUVELLE EDITION.
niais disent même improbable, j^^/r^ que ce hideux
changement du cœur d'une femme a lieu dans la
courte durée d'une scène, — ce qui est, selon moi,
une vérité de plus ; oui, c'est abominable et affreux,
mais c'est beau de vérité humaine, profondément,
cruellement, effroyablement beau, et la vérité et la
beauté, en quelque genre qu'elles soient, ne sont point
retranchées ni abolies par le Catholicisme, qui est
la vérité absolue. Et, remarqueT^ bien ! Shakespeare
ne dogmatise pas. Il expose. Une dit pas ou ne fait
pas dire au spectateur : « Richard III a raison.
Cette femme qu'il a séduite sur le corps chaud de
son mari assassiné, a raison de se laisser séduire
par le beau-frère assassin que voilà roi. » — Ne n !
Il dit : « Cela est, » et avec la superbe impassibilité
de l'artiste, qui est quelquefois impassible, il le fait
voir, et d'une façon si puissante que le cœur s'en
tord dans la poitrine, et que le cerveau en est frappé
comme d'une décharge d'électricité foudroyante.
Eh bien ! descende^ de Shakespeare à tous les ar-
tistes, et vous ave^ le procédé de l'art que le Catho-
licisme absout et qui consiste à ne rien diminuer du
péché ou du crime qu'on avait pour but d'exprimer.
Mais il y a plus, et le Catholicisme va plus loin
encore. Quelquefois le vice est aimable. Quelquefois
la passion a des éloquences, quand elle se raconte
ou se parle, qui sont presque des fascinations. U ar-
tiste catholique reculera-t-il devant les séductions du
vice ? Étouffera-t-il ces éloquences de la passion ?
Devra-t-il s'abstenir dépeindre l'un et l'autre, parce
qu'ils sont puissants tous deux ? Dieu, qui les a per-
mis à la liberté de l'homme, ne permettra-t-il pas à
V artiste de les mettre dans son œuvre à son tour ?. . .
Non ! Dieu, le créateur de toutes les réalités, n'en
défend aucune à l'artiste, pourvu, je le répète, que
l'artiste n'en fasse pas un instrument de perdition.
Le Catholicisme n'écloppepas V art par peur du scan-
dale. Il est bon même parfois que le scandale soit.
Il y a quelque clKise (qu'on me passe le mot) de
plus catholique qu'on ne croit dans l'inspiration de
tous ces peintres qui se sont plu à retracer la beauté
splendide comme l'or, la pourpre et la neige, de cette
bouchère, de cette bourrelé d'Hérodiade, /'assassine
de saint fean. Ils ne l'ont privée d'aucun de ses
charmes. Ils l'ont faite divine de beauté, en regar-
dant la tête coupée qu'on lui offre, et elle n'en est
que plus infernale d'être si divine ! Voilà, en tout,
comme l'art doit s'y prendre. Peindre ce qui est,
saisir la réalité humaine, crime ou vertu, et la faire
vivre par la toute-puissance de l'inspiration et de
la forme, montrer la réalité, vivifier jusqu'à l'idéal,
voilà la mission de l'artiste. Les artistes sont ca-
DE LA NOUVELLE EDITION.
tholiquernent au-dessous des Ascètes, mais Us ne
sont point des Ascètes : Us sont des artistes. Le Ca-
tholicisme hiérarchise les mérites, mais ne mutile
pas l'homme. Chacun de nous a sa vocation dans ses
facultés. L'artiste n'est pas non plus un préfet de
police d'idées. Quand il a créé tine réalité, en la
peignant, il a accompli son œuvre. Ne lui demandei
rien de plus !
Mais j'entends l'objection et je la connais. . . Mais
la moralité de son œuvre ! mais l'influence de son
œuvre sur la moralité publique déjà ébranlée! etc.,
etc., etc.
A tout cela, je réponds en sécurité : la moralité
de l'artiste est dans la force et la vérité de sa pein-
ture. En peignant la réalité, eu lui infiltrant, en lui
insufflant la vie, il a été asse:( moral : il a été vrai.
Vérité ne peut jamais être péché ou crime. Si on
abuse d'une vérité, tant pis pour ceux qui en abu-
sent ! Si on conclut d'une œuvre d'art vivante et
vraie, si on en conclut des choses mauvaises, tant pis
pour les coupables raisonneurs! L'artiste n'est pour
rien dans la conclusion. « Il y a prêté, » dire:(-vous.
Est-ce que Dieu a prêté aux crimes et aux péchés
des hommes en créant Vdme libre de l'homme ? Est-ce
qu'il a prêté au mal que les hommes peuvent faire,
en leur donnant tout ce dont ils abusent, en leur
victtant sa magnifique et calme et bonne création
sons leurs mains, sous leurs pieds, dans leurs bras ?. . .
Allei! j'ai connu des imaginations si déréglées et
si charnelles qu'elles sentaient le fouet de feu du désir
en regardant les cils baissés des Vierges de Raphaël.
Fallait-il que Raphaël s'arrêtât pour éviter ce danger
et qu'il jetât au feu sa Vierge d' Albe, sa Vierge
à la Chaise, et tous ces chefs-d'œuvre de pureté,
apothéoses vingt fois recommencées de la Virginité
humaine ? A certaines gens, tout n'est-il pas achop-
pement, occasion de chute?... L'Art doit-il expirer
vaincu par des considérations à hauteur d'appui pour
toutes les défaillances ? Doit-on le remplacer par un
système préventif de haute prudence qui ne permette
rien de tout ce qui peut être dangereux, c'est-à-dire,
en définitive, rien de rien ?
L'artiste crée, en reproduisant les choses que Dieu
a faites et que l'homme fausse et bouleverse. Quand
il les a reproduites exactement, lumineusement, il
a, cela est certain, comme artiste, toute la moralité
qu'il doit avoir. Si on a l'esprit juste et pénétrant,
on peut toujours tirer de son œuvre, désintéressée
de tout ce qui n'est pas la vérité, l'enseignement,
parfois contenu, qu'elle enveloppe, fe sais bien qu'on
sera quelquefois obligé de creuser avant, mais les
artistes écrivent pour leurs pairs, ou du moins pour
DE LA NOUVELLE ÉDITION. 1}
ceux qui les comprennent. Et d'ailleurs, est-ce tin
crime que la profondeur?... Assurément la sagesse
catholique est plus vaste, plus ronde, plus franche et .
plus robuste que ne l'imaginent Messieurs les Mo-
ralistes de la Libre Pensée. Qu'ils demandent aux
Jésuites, à ces étonnants politiques du cœur humain,
qui entendaient si grandement la morale, qui la,
voyaient de si haut, quand au contraire les fansé-
nistes la rapetissaient et la voyaient de si bas, la
rendaient si étroite, si Vête et si dure! qu'ils inter-
rogeait un de ces Casuistes à l'esprit de discernement
et de soulagement, comme l'Eglise en a tant produit,
surtout en Italie, et ils apprendront, puisqu'ils l'igno-
rent, qu'aucune prescription ne nous arrache des
mains la passion dont le roman écrit l'histoire, et
que le Catholicisme étroit, chagrin et scrupuleux,
qu'ils inventent contre nous, n'est pas celui-là qui
fut toujours la Civilisation du monde, aussi bien
dans l'ordre de la pensée que dans l'ordre de la mo-
ralité!
Et ceci n'est point une théorie inventée à plaisir
pour les besoins d'une cause, c'est l'esprit même
du Catholicisme. L'auteur d'UNE VIEILLE
MAITRESSE demande à être jugé à cette lu-
mière. Le Catholicisme est la science du Bien et du
Mal. Il sonde les reins et les cœurs, deux cloaques.
remplis, connue tous les cloaques, d'un phosphore
incendiaire; il regarde dans l'âme : c'est ce que l'au-
teur d'UNE VIEILLE MAITRESSE a
fait. Ce qu'il a montré s'y trouve- t-il?... Il a dit
la passion et ses fautes, mais en a-t-il fait l'apo-
théose ?. .. Il a dit sa puissance, ses encharmements,
l'espèce de harre qu'elle met dans notre libre arbitre,
comme dans un écusson faussé. Il n'a étriqué ni la
passion, ni le Catholicisme, tout en les peignant.
Ou UNE VIEILLE MAITRESSE doit
être absoute de ce qu'elle est, quoi qu'elle soit, ou il
faut renoncer à cette chose qui s'appelle le roman.
Ou il faut renoncer à peindre le cœur humain, ou
il faut le peindre tel qu'il est.
Il n'y a que Messieurs de la Libre Pensée, si dé-
voués aux intérêts sociaux, comme on sait, qui aient
pu trouver UNE VIEILLE MAITRESSE
subversive. Elle ! Mais l'auteur, en racontant cette
triste histoire, aurait pu être impassible, et il ne l'a
pas été! Il a condamné Marigny, le mari coupable!
il lui a donné des remords et même des hontes ! il
Va fait se confesser à sa grand' mère et se condamner
lui-même. Mais safemme, à qui Marigfiy finît par de-
mander pardon, ne lui pardonne pas ! Aucun roman*
cier n'a été plus que l'auteur d'UNE VIEILLE
MAITRESSE le Torquemada de ses héros. Sub-
I
DE LA NOUVELLE EDITION.
M
versif, son livre! Mais n'y a-t-il plus à peindre,
sous peine de mettre tout en péril, que des Grandis-
sons?... Oui, la passion est révolutionnaire, mais
c'est parce qu'elle l'est qu'il importe de la montrer
dans toute son étrange et abominable gloire. C'est,
au point de vue de l'Ordre, une bonne histoire à
écrire que l'histoire des Révolutions.
Voilà ce que nous avions à dire à Messieurs de la
Libre Pensée! Finissons par un mot de leur Maître :
« Il est de viles décences, » disait Rousseau.
Le Catholicisme ne les connaît pas.
J" octobre 1865.
]. B. d'A...
UNE
VIEILLE MAITRESSE
T%EMIÈ%.E T^4%TIE
UN THÉ DE DOUAIRIÈRES
toutes les
NE nuit de février 183., le vent
sifflait et jetait la pluie contre les
vitres d'un appartement , situé
rue de Varennes, et meublé avec
mignardes élégances de ce temps
3
UNE VIEILLE MAITUESSE,
d'égoïsme sans grandeur. Cet appartement —
boudoir dessiné en forme de lente — était gris
de lin et rose pâle, et il était aussi chaud,
aussi odorant, aussi ouaté que l'intérieur d'un
manchon.
C'était le boudoir d'ime femme qui n'avait
jamais boudé infiniment, mais qui ne boudait
plus du tout, — de la vieille marquise de Fiers.
Une petite table en laque de Chine, couverte
de porcelaines du Japon, était placée devant
un large feu qui achevait de se consumer en
braise ardente. La théière ouverte attendait
l'infusion parfumée. La bouilloire d'argent
bruissait... rêveur murmure qu'a chanté Words-
worth, le Iakiste, quoique ce ne fût pas le
bruit d'un lac.
Aux deux angles de la cheminée, dans de
grands fauteuils de velours violet, deux fem-
mes, vieilles toutes deux, au front carré, enca-
dré de cheveux gris lissés, l'air patricien, — phy-
sionomie de plus en plus rare, — causaient peut-
être depuis longtemps. Elles ne travaillaient
pas ; elles étaient oisives ; mais le rien-faire sied
à la vieillesse, surtout quand elle a cette di-
gnité. Entre ces deux nobles et antiques caria-
tides, entre ces vieilles aux mains luisantes et
polies comme la porcelaine dans laquelle elles
allaient boire leur thé, il y avait, capricieuse-
ment assise sur un coussin de divan, à leurs
UN THÉ DE DOUAIRIÈRES. I9
pieds, une jeune fille dont le profil, éclairé
par l'écarlate reflet de la braise, ressemblait à
la belle médaille grecque qui représente Syra-
cuse, non sur du bronze alors, mais sur un
fond d'or enflammé. Elle avait travaillé tout le
soir en silence. Mais la soirée s'avançant tou-
jours, fatiguée de son éternelle tapisserie, elle
l'avait laissée rouler de ses mains avec une non-
chalance douloureuse. Puis elle s'était levée,
avait pris la bouilloire au foyer, et s'était mise
à verser l'eau fumante sur les feuilles qui de-
vaient l'ambrer doucement de leurs parfums.
Cette belle tète pâle, les cils baissés, le front
grossi par l'attente, les sourcils froncés, la
bouche sérieuse, aperçue à travers la vapeur
qui s'élevait de la théière, était d'une beauté
presque aussi grandiose et aussi tragique que
celle d'une magicienne composant un philtre.
Hélas! de philtre, elle n'en composait pas...
mais elle en avait bu un qui lui semblait amer
à cette heure, et qui donnait à son visage la
cruelle expression qui l'animait.
« Il ne viendra pas, mon enfant, — dit ime des
vieilles, la marquise de Fiers, — voici qu'il est
minuit, et il avait promis d'être ici à dix
heures. Il aura été retenu à son cercle par ses
amis.
— Peut-être va-t-il venir encore, — répon-
dit la jeune fille d'un ton désespéré, mais au
UNE VIEILLE MAITRESSE,
fond duquel il y avait comme une pi'ière que
sa grand'mère entendit.
— Non, il ne viendra pa?, — reprit la mar-
quise d'un ton absolu, mais sans dureté, — Et
quand il viendrait, ma chère Hermangarde, je
ne veux pas qu'il te trouve ici maintenant. Il
sait qu'à minuit tu rentres chez toi quand je ne
reçois pas. En te voyant, il s'imaginerait que tu
l'as attendu. Il croirait qu'il bouleverse tes
habitudes. Vraiment ce serait trop tôt déjà !
L'amour le plus sincère n'est pas exempt de
fatuité. Souhaite le bonsoir à madame d'Artelles,
et va fermer ces grands yeux bleus auxquels je
défends de pleurer.
— Votre grand'mère a raison, ma clière
Hermangarde, » dit la comtesse d'Artelles à
son tour, avec une gravité froide qui tranchait
sur le ton aimable de M"* de Fiers.
Écrasée par la double opinion de ces deux
vénérables Sagesses, Hermangarde obéit sans
répondre. Quielque Parisienne que l'on soit,
quand on est très bien élevée, on a une petite
obéissance dont le silence est presque romain.
C'est l'avantage des fîUes comme il faut sur les
filles qui ne le sont pas. Les enfants trop aimés
des bourgeois murmurent toujours. D'ailleurs,
Hermangarde était digne de son nom carlovin-
gien. Elle était fière; fière et tendre, combi-
naison funeste ! Les grandes choses manquant
UN THE DE DOUAIRTERES.
à leur vie, les jeunes filles ne peuvent marquer
leur fierté que dans les détails. Hermangarde
ne demanda donc point qu'on eût pitié d'une
attente trompée en lui permettant de la pro-
longer. Si sa grand'mère. avait été seule, peut-
être aurait-elle insisté ; mais M""® d'Arteiles
était là. Elle ramassa lentement sa tapisserie,
la plia plus lentement encore, sonna sa
femme de chambre d'un bras paresseux. Elle
gagnait du temps à être lente, mais le temps
inexorable devait passer... passer en vain. Elle
embrassa M"** d'Arteiles, puis sa grand'mère,
qui lui prit les tempes par-dessus ses ban-
deaux dorés, en lui disant avec une gaieté qui
était aussi une mélancolie*.
a Repose en paix, ma pauvre fille; tu as
pour toute ressource de le bien bouder de-
main.
— C'est une ressource dont elle n'usera pas,
— dit la comtesse quand la jeune fille fut
partie. — Elle l'aime, hélas! bien trop pour
cela. Réellement, je suis effrayée de cet amour,
ma chère marquise. Il est trop violent.
— C'est de l'effroi de trop, comtesse, —
répliqua la marquise. — Qiiel danger y a-t-il à
aimer bien fort l'homme qu'on doit épouser
dans un mois?
— Eh ! eh ! — dit la comtesse, — il y a tou-
jours du danger à aimer un homme. Nous ne
UNE VIEILLE MAITRESSE.
sommes pas vieilles pour rien, ma chère, et
vous devriez savoir cela. L'amour, n'importe
pour qui, est un jeu terrible, mais c'est pres-
que une partie perdue quand l'homme qui
l'inspire ne présente pas plus de garanties de
caractère que votre futur petit-fils,
— Vous lui en voulez donc beaucoup? — ré-
pondit la marquise avec un reproche moqueur.
— A lui, ma chère? — dit la comtesse. —
Non, certes, ce n'est pas à lui que j'en veux!
Mais lui, il fait son métier d'homme. Il joue
sa comédie de sentiment; il flatte, il rampe, il
éblouit, il fascine. On s'y prend; les jeunes
filles et même les mères. Seulement, les grand'-
mères ne devraient-elles pas un peu se sauver
de la séduction universelle?
— Il paraît donc que je suis plus jeune que
mon âge, — dit M'"* de Fiers avec son imper-
turbable bonne humeur, — car j'ai été prise
comme les autres, et tellement prise, ma très
chère belle, que toutes vos prétentions sinistres
n'ont pas pouvoir de m'effrayer,
— QLioi! — répondit M""* d'Artelles, en
montant sa voix d'une octave, — à la veille
de marier cette chère enfant, vous n'éprouvez
pas la moindre anxiété, le moindre trouble?
— Je n'ai jamais été plus calme, — répon-
dit M*"* de Fiers, majestueuse d'ironie.
— Alors, ma chère, — s'écria M'"^ d'Artelles
UN THÉ DE DOUAIRIÈRES. 3^
confondue, ■ — vous avez la tête encore plus
perdue qu'Hermaugarde!
— N'est-ce pas? — dit en riant doucennent
la marquise. — Tenez ! prenez une tasse de
thé, ma chère. — Et l'aimable femme allongea
sa main restée belle au bout d'un bras qui
avait été beau, inclina la théière, et versa le
breuvage musqué dans la tasse de son amie,
comme pour lui faire digérer ce qu'évidem-
ment elle ne digérait pas, — le mariage de la
petite-fille et le calme de la grand'mère.
— Oui, vous avez la tête encore plus perdue
qu'Hermaugarde, — reprit la comtesse, tenant
à justifier jusqu'au bout ses étonnements et ses
craintes, — car vous êtes du monde, et d'or-
dinaire vous en écoutez mieux la voix. Or, le
monde a sur le mari de votre petite-fille les
opinions les plus tranchées, les plus répandues
et malheureusement les moins flatteuses. On
dit que c'est un joueur qui a jeté aux quatre
vents du ciel et des tapis verts tout ce qu'il
avait, si jamais il a eu quelque chose. C'est
un homme qui a toujours vécu comme un
aventurier, et qui s'en vante! C'est enfin un
libertin effréné, qui a compromis une foule de
femmes dont vous savez les noms aussi bien
que moi, ma chère. Ai-je besoin de vous défi-
ler ce chapelet?
— Oui, défilez ! défilez ! — interrompit la mar-
24 UNE VIEILLE MAITRESSE.
qiiise. — Ce sera plus gai que toutes vos mo-
ralités. On irait plus souvent au sermon si on
y disait les noms propres.
— Je ne sermonne point, ma chère. Pour-
quoi cette légèreté et cette injustice? — dit
M'"® d'Aftelles sans fâcherie, mais tenant sa
gravité et ne voulant pas s'en départir. —
Pourquoi sermonnerais-je? Je ne suis pas dé-
vote. Jeune, je n'étais pas prude; vieille, je
ne me soucie pas d'être pédante. J'ai vécu à
peu près comme vous, moins le bonheur dans
le mariage que. vous avez eu et que j'ai man-
qué. A cela près, nous avons appris la vie des
mêmes maîtres. Nous avons vu le même
monde. Nous avions les mêmes goûts et pres-
que les mêmes sentiments. Cette fabuleuse
chimère d'une amitié entre femmes et d'une
amitié qui dure quarante ans en se voyant tous
les jours, n'est-elle pas la preuve que nous dif-
férons de bien peu et que nos jugements sur
toutes choses doivent infiniment se ressem-
bler? Ne puis-je donc m'étonner, chère amie,
si, dans une grande occasion comme celle du
mariage d'Hermangarde, nos manières de voir
sur l'homme qu'elle épouse sont diamétrale-
ment opposées; et au nom de notre amitié,
au nom de l'intérêt de la petite, ne puis-je
m'en affliger? Ne puis-je en parler sans avoir
l'air de faire un sermon?...
UN THÉ DE DOUAIRIÈRES. 2^
— Ma chère comtesse, me voici sérieuse, —
dit la marquise de Fiers émue, en tendant la
main à son amie. — N'imputez jamais à mon
cœur les péchés de mon esprit.
— Ils ne sont pas mortels, — -reprit gracieu-
sement son amie en pressant cette main, tendue
vers elle, avec le mouvement d'une sensibilité
charmante et sauvée du temps. — Laissez-moi
donc vous dire mes craintes, dussent-elles ne
pas avoir le sens commun. Tout le temps que
je les aurai, je penserai qu'un mariage qui
n'est pas encore fait peut se défaire, et je vous
tourmenterai un peu. »
Il y eut un moment de silence.
« Si vous n'avez — dit gravement la mar-
quise, en replaçant sa soucoupe sur le plateau,
— que les bruits du monde à opposer à
l'amour d'Hermangarde et à son mariage, per-
mettez-moi de vous dire que ces bruits mal-
veillants ont peu d'influence sur une femme
qui a passé toute sa vie à voir des choses par-
faitement opposées à ce qu'elles étaient en
réalité, et qui a connu Mirabeau, lequel disait,
du haut de la tribune de son égoïsme^ que les
grandes réputations sont fondées sur de grandes
calomnies, car il aurait pu ajouter que les pe-
tites l'étaient aussi.
— Je n'ai pas que cela, — fit M"** d'Ar-
telles.
36 UNE VIEILLE MAITRESSE.
— Eh bien, qu'avez-voiis de plu?, chère
amie? des faits positifs?... Voyons-les!
Qiioi ! mon petit-fils de choix est un affreux
Lovelace parce qu'il a eu quelques femmes qui
vont à la messe à Saint-Thomas d'Aquin, avec
un paroissien de velours, fermé d'or! Mais
nous sommes du temps de Laclos, ma chère
belle, et nous appartenons à une époque où
ces choses-là se pardonnaient très bien! Soyons
justes, si nous ne sommes pas indulgentes. La
jeunesse que nous avons connue et... aimée
faisait bien pis que les jeunes gens d'à présent.
Et cependant nous ne sommes pas restées
vieilles filles. Nos mères ont eu la bravoure de
nous mariera ces abominables mauvais sujets,
et nous avons eu le hasard effronté de n'être
pas trop malheureuses!
— Ne parlez que de vous, — dit M*"^ d'Ar-
telles. — Vous avez eu l'extrême bonheur
d'aimer et d'être aimée. Vous aviez asservi
complètement le marquis de Fiers; il vous au-
rait sacrifié ses maîtresses, s'il n'avait pas fallu...
les reprendre pour vous les sacrifier. Qijand il
se souvenait d'elles, c'était pour se féliciter de
n'appartenir qu'à vous. Vous l'aviez ensorcelé.
— Eh bien! — dit la marquise, s'épanouis-
sant à cet éloge et à ce souvenir, et souriant
avec un double orgueil, l'orgueil de la femme
et l'orgueil de la mère, — Hermangarde est
UN THÉ DE DOUAIRIÈRES. 2/
encore plus belle que je ne l'étais, et elle en-
sorcellera son mari!
— Croyez-vous? — fit M*"^ d'ArtelIes avec
une tristesse douce et profonde, la tristesse
d'un scepticisme sans espoir. — Est-ce qu'il
est, votre futur beau-petit-fîls, de ces têtes-là
qu'on ensorcelle? Je l'ai beaucoup vu chez
vous et dans le monde. Je l'ai beaucoup étu-
dié. Vous m'avez parfois trouvée pénétrante;
mais je ne crois pas qu'un pareil homme puisse
porter le poids d'une domination quelconque,
si allégé qu'il soit par l'amour. Il a des facul-
tés fort étendues, c'est incontestable; mais, né
pour le commandement, il porte dans toutes
les relations de la vie une ambition d'influence
qui le rend peu propre à en subir une. Ses
passions sont des passions de maître. Voyez
comme, malgré son amabilité, trop charmante
pour n'être pas jouée, il opprime déjà Herman-
garde! comme, avec un froncement de soin*-
cils, il la fait obéir et trembler! Et pourtant,
Hermangarde est un caractère fier et résolu!
Cela m'a bien souvent révoltée. Ses manèges
ne m'en imposent point. 11 passe pour très
éloquent auprès des femmes. Il les magnétise
avec des flatteries adorables ou des imperti-
nences qu'il a l'art de doubler de tendresses.
Il a des paroles obscures et chatoyantes qui
font rêver. Mais toute cette éloquence, tous
28 UNE VIEILLE MAITRESSE.
ces entortillements de serpent câlin aux pieds
des femmes ne sont que l'expression de son
orgueil et de son mépris pour nous, 11 veut
dominer, despotiser les âmes, et trouver dans
les relations de l'amour vme influence que les
hommes qu'il blesse lui contestent, et que les
circonstances ne lui ont pas donnée sur eux.
Avec les hommes, il n'a pas toutes ces coquet-
teries. Il ne cache pas la conscience qu'il a de
lui-même, et par là il les offense, même sans
y penser. Mais avec nous, son orgueil est bien
plus à l'aise, car il est reçu par la vanité des
hommes qu'on ne s'abaisse jamais devant nous.
Il fait donc avec nous ce qu'il est trop fier [)our
faire avec ses semblables, et tout cela, mar-
quise, bien moins pour trouver ce que nous
pouvons donner, le bonheur dans la tendresse,
que pour conquérir un pouvoir. »
M'"* d'Artelles était d'un temps où les gens
du monde aimaient à tracer des portraits. Elle
venait d'en faire un. M'"* de Fiers, qui allait
porter sa tasse de thé à ses lèvres, la replaça
sur le plateau.
a Vertu de femme! comme vous y allez! —
dit-elle. — Mais c'est là un portrait de sombre
fantaisie, et vous m'aviez promis des faits po-
sitifs.
— Des faits positifs ! — dit l'intrépide com-
tesse que rien n'embarrassait, que rien ne dé-
I
UN IHÉ DE DOUAIRIÈRES. 1C)
sarmait, — Je ne demande pas mieux que de
vous en donner, des faits positifs, pour vous
convaincre du danger qu'il y a de marier Her-
mangarde à cet homme faux et détestable ! Je
ne les sais que d'hier, et je vais vous les dire
aujourd'hui. Malheureusement les choses sont
bien avancées, mais on a vu casser des maria-
ges encore plus près de la conclusion. Qiiand
je dis qu'il est faux, votre beau fiancé, je ne
crois pas que son amour pour Hermangarde
soit précisément une tartufîerie. Non ! Je le
crois fort amoureux, au contraire, de ses ra-
dieux dix-neuf ans. Mais je dis qu'il est comme
tous les êtres vulgaires de cœur et grossiers de
sens, qui prennent la passion pour de l'amour.
Au moment où il joue à Hermangarde de ces
airs de dévouement et de tendresse dont nous
sommes toutes dupes, de mère en fille, il a une
maîtresse, ma chère marquise, une maîtresse
chez laquelle il va passer tous ses soirs, non
pas mystérieusement, mais au su de toute la
ville et sans manteau couleur de muraille. Il ne
prend même pas la peine de se cacher ! Pro-
bablement il y est ce soir encore, au lieu d'être
ici où il avait promis de venir et où Herman-
garde l'attendait. »
La marquise de Fiers avait repris sa tasse de
thé pendant que M'"" d'Artelles faisait sa Cati-
linaire. Elle la but, et avec un demi-sourire
30 UNE VIEILLE MAITRESSE.
OÙ rindiil/^ence et la malice se fondaient:
a Ah ! — (lit-elle en se ravisant, — c'est
madame de Mendoze.
— Eh non, ma chère, non, ce n'est pas ma-
dame cie Mendoze! — dit à son tour et très
vivement M™* d'Artelles.
— Alors, c'est madame de Solcy, — reprit
la pétulante marquise.
— Ni l'une ni l'autre, — fit M.""" d'Artelles.
— Est-ce que vous m'allez nommer tout le
faubourg Saint-Germain ? Vous êtes plus mau-
vaise langue que moi, ma chère. Je sais que
les haïssables succès de M. de Marigny ont été
nombreux. Madame de Solcy, madame de Men-
doze et malheureusement beaucoup d'autres, ont
fait mille folies pour lui, et ce n'est pas une rai-
son pour qu'il ne les voie plus dans les salons
de Paris ou même chez elles. L'amour, dans une
société de gens bien élevés, ne doit pas empor-
ter toutes les relations de la vie. Mais la maî-
tresse actuelle de M. de Marigny n'est pas une
femme comme il faut. C'est une créature qu'il
a depuis dix ans ; qu'il a peut-être toujours
eue. Quand la société de Paris parlait de ses
liaisons avec mesdames de Mendoze et de Solcy,
quand les dévotes criaient au scandale, M. de
Marigny mentait impudemment à ces femmes
qui ne craignaient pas de se compromettre
pour ses beaux yeux. Elles étaient, ma chère
UN THÉ DE DOUAIRIÈRES. ]1
belle, dans la position où Hermangarde va se
trouver, mais avec le mariage en sus.
— Comment savez-vous cela ? — dit la
vieille marquise, entassant les rides sur son
front devenu songeur.
— Je l'ai su — reprit la comtesse — par le
vieux vicomte de Prosny. C'est un vieux lynx,
II est très fin et très madré. Il est un peu de
ces vieillards qui eussent regardé Suzanne au
bain par le trou de la serrure ; mais s'il menait
la vie d'un sage, nous ne saurions rien de tout
ce qu'il nous faut savoir. Le vicomte connaît
la donzelle. Il va chez elle, ou il y allait autre-
fois. Il vous donnera, si vous voulez, les dé-
tails les plus circonstanciés sur cette liaison qui
me paraît assez ignoble.
— Dix ans! — répondit M'"*' de Fiers. —
Les mariages persans n'en durent qlie sept; et
en Italie, les sigisbées — qui fêtent parfois des
cinquantaines — sont d'assez minces posses-
seurs. Ils sont la petite monnaie de cet imbécile
de Pétrarque. Mais dix ans de possession inté-
grale à laquelle la loi n'oblige pas, — ajouta-t-elle
avec un reflet tiède du xviii* siècle dans les idées,
— voilà quelque chose de singulier en plein
Paris! Malepeste ! il faut que cette femme soit
bien belle ou terriblement habile, pour rarne-
ner des bras de toutes les autres femmes un
homme comme M. de Marigny.
32 UNE VIEILLE MAITRESSE.
— Eh bien, pas du tout! — fit M""' d'Ar-
telles, qui tenait à verser sa goutte d'acide
prussique dans toutes les pensées de son amie.
— Le vicomte la dit assez laide, d'un caractère
fort extravagant, et plus âgée que M. de Mari-
gny, qui a trente ans.
— Hein ! ce ne sont pas là des séductions
bien omnipotentes, — dit la marquise. — Mais
votre vieux scélérat de vicomte n'a vu cette
femme que dans son salon... a-t-elle un salon ? et
Marigny l'a vue ailleurs. Cela change la thèse.
Les meilleures actrices ne sont bonnes que dans
certaines pièces. Moi, je fais ce raisonnement-
ci, ma chère : ou c'est une ancienne relation
craquant de toutes parts, depuis le temps
qu'elle dure, et alors Hermangarde rompra ce
nœud tiraillé et usé en se jouant ; ou la créa-
ture est à craindre, et alors, si elle l'est, elle
l'est beaucoup ! car Marigny a trop expéri-
menté les femmes pour ne pas les savoir à
fond, et, laide ou non, ce serait donc le résu-
mé de toutes les séductions des autres, puis-
qu'on les quitte pour revenir à elle; enfin, une
espèce de maîtresse-sérail. »
Le mot était hardi, et le geste qui l'accom-
pagna ne le fut pas moins. La marquise, née
en 1760 et qui avait traversé toutes les cor-
ruptions de Trianon, de l'Émigration et de
l'Empire, savait, quand il le fallait, sauter le
UN THÉ DE DOUAIRIÈRES. ]]
bâton d'un mot vif. Elle avait eu la jambe leste,
il lui restait l'esprit leste, — un esprit avec
lequel, dans sa jeunesse, le prince de Ligne
avait peloté. Il eût dit d'elle, avecces consonan-
ces qu'il recherchait comme une audace négli-
gée : Elle avait l'esprit brillant et coupant
comme le diamant, et attirant comme l'aimant,
et rien n'était si provocant ni si charmant, et
ni, au fond, si bon enfant ! Très spirituelle
donc, comme on l'était encore en 1783 et
comme on allait cesser de l'être , elle avait
plus duré que son époque. Sa grâce était de si
bonne trempe qu'elle avait résisté au mauvais
ton de l'Empire. La société de la Restauration —
cette société digne d'être Anglaise, tant elle fut
hypocrite, — dut avoir horreurdu haut goût de
l'esprit de M*"* la marquise de Fiers. A l'heure
qu'il est, au faubourg Saint-Germain, ne prend-
on pas pour du bon ton l'extrême pruderie en
toutes choses? et ne réalise-t-on pas un idéal de
société à faire mourir d'ennui dans leurs cadres
les portraits de famille qui, heureusement,
n'entendent plus ? L'abâtardissement des races
s'est surtout marqué en France dans l'esprit de
conversation. Ce volatil parfum s'est évaporé.
Au moment où s'ouvre cette histoire, il fallait
la souveraine aisance de la marquise de Fiers
pour sauver de l'outrageante condamnation des
prudes un reste de cet esprit fringant, élancé
J4 UNE VIEILLE MAITRESSE.
et vraiment français, — la plus jolie gloire de nos
ancêtres.
« Dans le premier cas, — reprit la mar-
quise, — ça regarderait Hermangarde. Ce se-
rait l'affaire d'une lune de miel. Nulle femme
n'épouse d'ange. Les plus sots même — quand
ils se marient — ont la vanité de planter là
quelque Ariane dont ils offrent l'abandon à
leur femme comme un cadeau qui complète
bien la corbeille. Marigny n'a pas besoin, lui,
d'offrir une femme sacrifiée à l'amour d'Her-
mangarde pour le faire flamber mieux. Et,
d'ailleurs, il est trop distingué (vous diriez or-
gueilleux, vous !) pour employer cette petite
rouerie. Seulement, si, comme une foule
d'hommes restés longtemps garçons, il a des
habitudes d'intimité déjà anciennes , il les
perdra très aisément au sein d'un bonheur
plus neuf et plus enivrant. Mais dans le second
cas... »
Elle s'arrêta, se mirant dans le saphir de son
petit doigt et réfléchissant.
o Eh bien ! dans le second cas?,.. — inter-
rogea M'"« d'Artelles.
— Ah ! ce serait tout autre chose, — repi'it
la marquise. — Je partagerais vos inquiétudes.
J'aurais là du fil à retordre. Mais, Dieu ai-
dant et vous aussi, ma chère belle, je le retor-
drais ! »
<^z^^
II
1 PROMESSI SPOSl
ES deux douairières veillèrent long-
temps cette nuit-là. Le coupé de
la comtesse d'Artelles ne la rem-
porta que fort tard, M. de Mari-
gny ne vint pas troubler par sa présence un
téte-à-tête si plein de lui. Qiielquefois il reve-
nait après le spectacle à l'hôtel de Fiers où,
quand il n'y avait personne, il était toujours
sûr de trouver la marquise debout, éveillée et
prenant du thé; car, malgré son grand âge, la
marquise aimait à veiller comme une femme
du XVI 11^ siècle. Elle avait lu Montaigne. Elle
disait que veiller allongeait les offices de la vie.
36 UNE VIEILLE MAITRESSE.
Pour elle, comme pour toutes les femmes de
sa génération, — corps de fer forgés au feu du
plaisir et qui ne connaissaient ni gastrites, ni
inflammations d'entrailles, maux consacrés
d'une époque à prétentions intellectuelles, — les
lits n'étaient pas faits pour les vieillards. En ne
gagnant le sien qu'à la dernière extrémité, elle
honorait avec une touchante superstition les
souvenirs de sa jeunesse.
Après le départ de son amie, elle resta long-
temps dans le boudoir solitaire, assise au coin
du feu assoupi, tournant dans ses doigts effilés
sa tabatière d'écaillé; mouvement inquiet et
trahissant en elle les plus grandes préoccupa-
tions. Ce que venait de lui confier M'"*' d'Ar-
telles s'étendait sur sa pensée et l'assombris-
sait. Elle avait pour Hermangarde une vraie
passion de grand'mère, et voilà que s'il fallait
ajouter foi aux paroles de son amie, le bon-
heur de sa chère enfant était menacé. Elle esti-
mait beaucoup M"** d'Artelles, presque aussi
âgée qu'elle, plus froide, plus raisonnable dans
le sens du monde, non dans le sens de la vérité.
De ces deux femmes, en effet, la marquise
était, au fond, la plus distinguée, mais le meil-
leur de sa supériorité empêchait qu'on ne la
reconnût. Pour beaucoup de gens, pour la
comtesse elle-même, la marquise était victime
de sa grâce riante. Parce qu'on lui voyait
I PROMESSI SPOSI. 37
l'esprit léger, on lui croyait toute la tête légère;
mais, sous les frivoles surfaces, — comme sous
les grains du rouge qu'elle mettait à vingt ans,
circulait la vie, — il y avait la réflexion qui voit
juste et la sagacité qui voit clair. C'était une
femme de sens qui avait eu des sens, mais
qui n'avait jamais eu plus d'imagination qu'une
Française, c'est-à-dire que la femme de l'Eu-
rope et du globe qui entend le mieux les ado-
rables calculs de l'amour et le ménage de son
bonheur. Cette poésie des sens, dans une créa-
ture divinement jolie et riche, qui pouvait,
quand il lui plaisait, comme une des princesses
de Brantôme, recevoir son amant dans des
draps de satin noir, avait suppléé, dès sa jeu-
nesse, à cette imagination absente et qui eût
peut-être compromis sa vie. Sa renommée était
restée saine et sauve. Malgré de nombreuses
fantaisies dont personne ne sut le chiffre exact,
elle avait marché avec une précaution et une
habileté si félines sur l'extrémité de ces choses
qui tachent les pattes veloutées des femmes,
qu'elle passa pour Hermine de fait et de nom.
Elle s'appelait Hermine d'Ast, marquise de
Fiers. Pour obtenir ce résultat, elle n'avait ni
dit de faussetés ni fait de bassesses. Elle n'avait
point joué le rôle odieux d'une madame Tar-
tuffa qui met le crucifix dans son alcôve. Non!
Elle usa d'un tact merveilleux qu'une femme
JO UNE VIEILLE MAITRESSE.
dans Paris a seule égalé, mais non surpassé. Ce
fut là son unique hypocrisie. Aussi l'histoire
de sa jeunesse est-elle un magnifique fragment
d'une Imitation qu'il serait bon de donner, dans
l'état actuel de nos mœurs, à méditer aux
jeunes personnes. Tout le monde y gagnerait,
même les maris.
Le sien, le marquis de Fiers, écuyer caval-
cadour de Marie-Antoinette et très lancé dans
la coterie des Polignac, l'avait épousée à sa
sortie 'du couvent. Lui qui par l'àge eût été
son père et qui semblait devoir être invulné-
rable à tous les enchantements possibles, puis-
qu'il avait bu à la coupe de la Circé du temps,
la comtesse Jules, cette reine de la Reine, aima,
jusqu'à l'adoration, une enfant élevée aux Ur-
sulines. Sortie de son parloir à quatorze ans,
traînant sa poupée par la manche et regret-
tant sa récréation, pour aller à l'autel et à la
Cour, cette folle fillette s'improvisa femme du
matin au soir, ou peut-être du soir au matin,
et tout le temps qu'il vécut elle asservit le
marquis à ses caprices. Elle qui sentait sa force,
la voila. L'aima-t-elle? Il le crut et jamais illu-
sion plus savante ne fut plus complète. Elle le
traita comme ce féroce enfant athénien traita
son moineau. Elle lui creva les yeux... mais
sans lui faire le moindre mal, afin qu'il ne la
vît pas se servir des siens. Elle trompa son
I PROMESSl SPOSI. 39
mari comme on trompe un amant, en se don-
nant une peine du diable. Aussi l'écuyer caval-
cadour — homme d'esprit pourtant — mourut-il
dans son bonheur conjugal, comme le roi de
Bohême, aveugle, à la bataille de Grécy.
La Révolution éclatant la trouva déjà partie.
Son mari fut massacré au lo août. Mais comme
elle avait sauvé sa réputation de la langue des
bourreaux de salon, elle déroba une tête char-
mante à laquelle elle tenait davantage encore,
à la faucille qui scia plus tard les cous les plus
ronds et les cheveux les plus dorés de la mo-
narchie. Elle avait une fille, d'ailleurs, qu'elle
allait élever dans l'exil. Du moins, aux rigueurs
de la condition des proscrits ne s'ajouta point
la misère. Elle avait emporté dans un petit
portefeuille semé de perles fines, et sur lequel
elle écrivait le nombre de polonaises qu'elle
avait à danser dans les bals, une fortune mo-
bilière considérable. Elle vécut à Trieste, à
Venise, à Vienne, de manière à rappeler sa
maison du faubourg Saint-Germain. Ce fameux
abbé de Percy, Normand comme elle, l'avant-
dernier descendant mâle des Percy en France,
dont la laideur et l'esprit furent si célèbres à
Londres dans le high Vife pendant l'émigration,
cet admirable abbé qui avait dans l'esprit l'épe-
ron brûlant de son parent Hotspur et sur sa
face la lampe allumée de Falstaff, racontait,
40 UNE VIEILLE MAITRESSE.
dans ses derniers jours, l'avoir rencontrée, en
94, chez son cousin, le duc de Northumber-
land, et si charmante, même pour ces Anglais,
qu'ils la préféraient à la chasse au renard. Assez
habile pour n'avoir point besoin d'être heu-
reuse, elle fut heureuse comme si elle n'avait
point besoin d'être habile. Les intendants d'alors
étaient des fripons (voir toutes les comédies du
temps); par hasard, le sien fut un honnête
homme. Il acheta, avec les assignats, toutes
les propriétés des de Fiers, et les rendit très
noblement à la marquise quand elle revint de
l'émigration. A dater de ce retour, elle ne
quitta jamais Paris que pour aller aux eaux ou
dans ses terres de Normandie, prétendant
« qu'elle avait assez voyagé comme cela. » Sa
fille, qu'elle aimait sans doute, mais qui ne lui
plaisait pas, — cette chose importante pour que'
les affections soient profondes! — avait épousé
un des descendants des Polastron. Comme les
Larochejaquelein et les Grillon, Armand de
Polastron avait d'abord refusé, par honneur
monarchique, de servir Bonaparte. Il y fut
bientôt forcé par cet Italien du xvi^ siècle,
dont la politique et le dépit retournaient contre
les mères outragées le noble refus des enfants.
Armand se fît tuer, au premier feu, en vrai
gentilhomme, qui oublie tout devant l'ennemi.
Il laissa sa jeune femme enceinte. Marie-An-
1 PROMESSI SPOSl. 41
toinette de Fiers , vicomtesse de Polastron ,
blonde et jolie comme sa mère, — moins la
vie, moins cette flamme allumée aux candélabres
delà Cour de France et qui ne brilla plus après
1800, — brisée de la mort de son mari, mourut
en accouchant d'Hermangarde. C'était la pre-
mière peine qui entrât dans le cœur de la
marquise. Mais, comme ces dards qui fixent
aux flancs entr'ouverts du taureau ime bande-
role de pourpre, en y entrant, elle y mit un
amour superbe, — l'amour de la grand'mère
pour l'enfant resté orphelin.
Sa première communion faite, au Sacré-Cœur,
sa petite-fille ne la quitta plus. Elle fut élevée à
côté d'elle, en héritière de quatre-vingt mille
livres de rentes. Éducation qui consista surtout
à vivre dans le rayonnement de cette marquise
demeurée si grande dame, quand il n'y a plus
que des naines comme il faut dans notre
société nivelée et décapitée de toute grandeur.
Hermangarde apprit plus en voyant les der-
nières années de sa grand'mère qu'en passant par
toutes les filières des éducations fortes, comme
on dit si plaisamment maintenant, et qui ne sont
que les infirmeries de la médiocrité. Femme de
haute origine, M'"*' de Fiers avait l'instinct des
mystérieux privilèges des races. Elle savait
que tout ce qui est supérieur s'élève de soi
vers le grand et le beau, en vertu d'une force
42 UNE VIEILLE MAITRESSE.
latente^ (J'une gravitation secrète, comme les
plantes qui n'ont pas besoin qu'on casse leurs
tiges pour se retourner vers le soleil. Aussi, la
religion exceptée, qui s'excepte de toutes les
choses humaines, la marquise avait-elle appli-
qué un système hardi de laisser faire, laisser
passer, à toutes les impulsions d'Hermangarde,
et ces impulsions s'étaient produites comme
les feuillages, les fruits et les fleurs, dans un
oranger d'Albenga poussé en pleine liberté de
terre et de ciel. Belle à rendre amoureux tous
les peintres. M"* de Polastron avait une àme à
rendre tous les moralistes fous. Sa grand'mère
put la gâter impunément, et elle n'y manqua
pas. Mais en regardant comme des lois éter-
nelles les instincts délicats et fiers de sa petite-
fille, la vieille marquise de Fiers montra encore
plus d'intelligence que de tendresse.
C'était une nature sérieuse et contenue que
M"^ Hermangarde de Polastron. Elle n'avait
pas, elle n'aurait jamais eu l'ardeur d'enjoue-
ment, le charme osé et vainqueur qui avait
fait de son aïeule l'étoile la plus étincelante
des Nocturnales de Versailles. Hermangarde, la
chaste Hermangarde, avait une puissance bien
moins conquérante et généralement bien moins
sentie que celle de la marquise de Fiers, de
cette éclatante blonde, piquante comme une
brune, qui pouvait porter des deltas de ruban
I PROMESSI SPOSI. 43
ponceau à ses corsets, sans tuer son teint et
ses yeux, et qui se coiffait en Érigone aux sou-
pers de la comtesse de Polignac. Seulement,
pour ceux qui la comprenaient, cette puis-
sance, Hermangarde, elle! était bien autrement
souveraine. C'était le charme qui rend le plus
esclave et que la nature attacha à toutes les
choses profondes qu'il faudrait déchirer pour
voir. Sa beauté était plus royale encore que
n'avait été celle de sa grand'mère. Mais l'idéa-
lité de ses mouvements, de son sourire, de
ses yeux baissés, aurait été méconnue au
XVI 11^ siècle. Blonde aussi, comme toutes les
de Fiers, mais d'un blond d'or fluide, elle avait
un teint pétri de lait et de lumière, pour le-
quel toutes les boîtes de rouge inventées à
cette époque de mensonge auraient été d'af-
freuses souillures. Dieu seul était assez grand
coloriste pour étendre un vermillon sur cette
blancheur, poiu- y broyer la rougeur sainte de
la pudeur et de l'amour! Ce n'était pas là le
teint de brugnon mùr de la marquise qui n'a-
vait jamais eu besoin de mouches pour en re-
lever l'éclat sans fadeur... ni ses lèvres qui
avaient la forme de l'arc enflammé de l'Amour
(disaient les madrigaux du temps) et qui lan-
çaient si bien la flèche empermée des mo-
queuses plaisanteries , ni son ivre sourire
d'Érigone qui se baignait avec tant de volupté
44 UNE VIEILLE MAITRESSE.
rieuse dans la mousse d'un verre de Champa-
gne à souper, ni son regard assassin et fripon
qui sautait par-dessus l'éventail et faisait faire
à la décence toutes les voltiges de la curiosité,
ni sa prunelle bleue comme la flamme du
punch et brûlante du triple feu grégeois de
l'esprit, des sens, de la coquetterie; car elle
avait été une coquette! Elle l'avait été jusqu'à
la fin, toujours, sans repos ni trêve, même
avec sa femme de chambre, comme Fénelon
qui l'était avec ses valets; toujours armée,
toujours implacable, comme la République
Romaine, ne désarmant que quand on s'était
humilié et soumis et qu'elle p..uvait danser
sur le cœur des rebelles la danse du triomphe,
une pyrrhique à elle, avec ses mignonnettes
mules de satin blanc, aux talons pourpres!
Hermangarde n'avait rien de toute cette beauté
inspirée et résonnante comme un instrument
de fête, de cette douce fureur invincible, de
toutes ces bacchanales d'esprit, de reparties,
d'agaceries tentatrices, malheureusement ses seu-
les débauches, disait Chamfort, avec le saty-
riasis d'un regret de libertin, quand on parlait
de cette cruelle et charmante Hermine de
Fiers, aux orgies du duc d'Orléans. Il y avait
en Hermangarde des lueurs bien plus divines
que tous ces scintillements lutins, des silences
bien plus éloquents que tous ces pétillements
I PROMESSI SPOSI. 45
de paroles, des reploiements sous la nue d'une
virginité troublée, bien plus expressifs que
toutes ces fusées d'étincelles... L'opale, avec
ses teintes fondues, l'emportait sur le diamant
malgré l'insolence de ses feux, l'àme sur l'es-
prit, la poésie du voile sur le charme enivrant
de la nudité. M"^ de Polastron avait en toute
sa personne quelque chose d'entr'ouvert et (Je
caché, d'enroulé, de mi-clos, dont l'effet
était irrésistible et qui la faisait ressembler à
une de ces créations de l'imagination indienne,
à une de ces belles jeunes filles qui sortent
du calice d'une fleur, sans qu'on sache bien
où la fleur finit, où la 'femme commence! Le
contour visible plongeait dans l'infini du rêve.
Accumulation de mystères ! c'était par le mys-
tère qu'elle prenait le cœur et la pensée. Espèce
de sphinx sans raillerie, — à force de beauté
pure, de calme, de pudique attitude, — et à qui
la passion, en lui fendant sa muette poitrine,
arracherait, un jour, son secret. •
Un peu de l'énigme s'était déjà révélé. On
savait l'amour d'Hermangarde pour M. de
Marigny; mais on ne savait pas l'àme d'Her-
mangarde. Nul n'en connaissait l'étendue, ni
sa grand'mère qui avait approuvé son amour,
ni M'"^ d'Artelles qui en redoutait la violence,
ni Marigny lui-même, qui en savourait les féli-
cités et qui passait une partie de ses jours les
46 UNE VIEILLE MAITRESSE.
regards suspendus aux yeux L)leu de roi d'Her-
maii;,^arde — comme Charlemagne, la vue atta-
chée sur son lac de Constance, amoureux de
l'abîme caché.
Comment si jeune avait-elle aimé Marigny?
Prématurée en tout, fleur et fruit en même
temps, elle était allée de bonne heure dans le
monde, conduite par la marquise de Fiers. Les
jeunes gens qu'elle y vit passèrent sous ses
yeux et ne les fixèrent pas. Au milieu de ces
hommes sans beauté vraie et sans élégance qui
forment le fond commun des salons, la per-
sonnalité fortement accusée de M. de Marigny
devait nécessairement la frapper et la captiver.
Et, d'ailleurs, elle l'aimait même avant de l'a-
voir vu, tant il y a des affections qui ont tous
les caractères de la destinée! Par un hasard
de circonstances assez peu remarquable en soi,
elle ne le rencontra que tard chez les person-
nes où elle allait. Mais elle avait vécu, pour
ainsi dire,*dans l'air contagieux d'une réputa-
tion qui fera toujours sur les jeunes filles l'effet
enivrant du mancenillier. M. de Marigny,
contre qui l'effrayée M*"® d'Artelles avait lancé
des choses si vives, était le scandale vivant du
faubourg Saint-Germain. Comment ne l'eùt-il
pas été? Il possédait la puissance de l'esprit
contre laquelle on se révolte derrière le dos de
ceux cjui l'ont. 11 n'avait pas de position ; on
i PKOMESSl SPOSI. 47
ignorait sa fortune: ces deux seules distinctions
qu'on respecte. Tout en lui reconnaissant une
amabilité de premier ordre quand il voulait
causer, on maudissait ses vices, si toutefois
une société aussi énervée que celle de Paris
peut maudire. Jamais (comme l'avait dit
M'"® d'Artelles) personne n'avait été l'objet de
plus de commérages que M. de Marigny. Les
mères avaient beau prendre les airs pinces
quand on en parlait devant mesdemoiselles
leurs filles; elles avaient beau s'ingénier à
mettre les guimpes les plus montantes aux
expressions dont elles se servaient quand la
conversation roulait sur M. de Marigny; bien
d'étranges idées s'étaient éveillées dans la tète
d'Hermangarde, — cette fière Diane, calme en
apparence, mais agitée au fond sans savoir
pourquoi , — lorsqu'elle avait recueilli d'une
oreille curieuse et discrète quelques bruits
épars de tous ces a-parte, étouffés à demi sous
les éventails. Ah! occuper de soi, en bien ou
en mal, c'est déjà une force ; et les femmes
aiment la force comme tout ce qu'on n'a pas
et ce qu'on désire d'un désir vain. Mais si on
ajoute à cela de grands torts de conduite, — :
comme on disait de M. de Marigny, — le dérè-
glement de la vie, l'épouvante des âmes timo-
rées, on s'expliquera très bien la disposition
où ce qu'elle avait entendu jeta Hermangarde.
48 UNE VIEILLE MAITRESSE.
Loi formidable et éternelle, que toutes les poé-
sies du cœur de la femme la fassent incliner à
sa chute !
Il y avait alors, dans la société de Paris, une
jeune mariée que M. de Marigny avait com-
promise. C'était cette comtesse de Mendoze à
laquelle, on l'a vu, la vieille marquise avait
décoché une allusion si directe. Passionnée et
faible, élevée en Italie, où la société n'apprend
pas, comme en France, à se défier des mouve-
ments les plus généreux de son cœur, M'"* de
Mendoze avait aimé M. de Marigny avec
une bonne foi qui l'avait perdue. En quelques
instants, la passion fit une horrible razzia de
tous les dons qui ornaient sa vie. Elle n'était
plus belle et elle avait été divine. Les femmes
du faubourg Saint-Germain, qui savent glisser
dans l'éloge le plus caressant de ces subtils
poisons d'ironie auprès desquels les poisons
de l'Italie des Borgia , qui enfermaient la mort
dans les plis d'un gant parfumé, auraient été
de grossières compositions, l'appelaient sérieu-
sement la Diva. On pensait d'elle à cette épo-
que ce que Louise de Lorraine, princesse de
Conti, disait d'une des trois grandes maîtres-
ses d'Henri IV, la duchesse de Beaufort:
« Celles qui ne voulaient pas l'aimer ne pouvaient
la hdir. » Avant que l'amour ne l'eût saisie
dans sa griffe de flamme, elle avait été le type
I PROMESSI SPOSI. 49
d'un de ces genres de beauté évidemment pré-
destinés au malheur, en raison même de la
sublime délicatesse de leur essence et de leur
forme. Cette délicatesse exceptionnelle, qui
n'est pas la beauté, — car la beauté a la force
d'une harmonie et, au contraire, cette déli-
catesse exquise, incomparable, vient peut-être
d'un trouble, d'un élément céleste de trop dans
la composition de l'être humain, — s'élevait en
M"** de Mendoze jusqu'au phénomène. Elle
ravissait le regard comme un miracle accompli,
et elle l'effrayait comme une catastrophe qui
menace. Pour l'observateur philosophe, il était
certain que le premier malheur de la vie dé-
chirerait cette organisation ténue et diaphane,
comme le cuivre auquel on l'accroche en pas-
sant, déchire une dentelle. En effet, les plus
transparentes ladies que l'Angleterre présente
à l'admiration du monde comme les plus purs
échantillons d'une aristocratie bien conservée,
n'eussent pas approché de cette femme chez
qui les lignes et les couleurs avaient une légè-
reté, un Jondu, un flottant de lueurs qu'on ne
saurait rendre que par un mot intraduisible,
le mot Anglais ethereal. Qiiand on suivait,
comme un fil de la Vierge dans l'air rose du
matin, l'espèce de nitescence qui courait au
profil de ses cheveux d'ambre pâle jusqu'à la
nacre de ses épaules, on aurait cru à une fan-
UNE VIEILLE MAITRESSE.
taisie de Raphaël, tracée avec quelque mer-
veilleux fusain d'argent sur du papier de soie
couleur de chair. Ses yeux — elle était un peu
myope — étaient de ce tendre bleu de la tur-
quoise, qui n'a pas de rayons et qui semble
dormir, et ils avaient l'expression singulière et
vague de ces sortes d'yeux qui n'étreignent pas
le contour des choses. Ils paraissaient mats de
rêverie. Ainsi Dieu ne l'avait faite qu'avec des
nuances. Mélange unique de clartés sans ful-
gurances et d'ombres lactées, elle berçait le
regard en l'attirant et très certainement eJle
eût produit l'engourdissement magnétique des
choses vues en rêve, sans l'ardeur sanguine de
ses lèvres, qui réveillait tout à coup le regard,
énervé par tant de mollesses, et montrait, par
une forte brusquerie de contraste, que le cœur
de feu de la femme brûlait dans le corps va-
poreusement opalisé du séraphin. M'"^ de
Mendoze avait la lèvre roulée que la maison
de Bourgogne apporta en dot, comme une
grappe de rubis, à la maison d'Autriche. Issue
d'une antique famille du Beaujolais dans la-
quelle un des nombreux bâtards de Philippe-
le-Bon était entré, on reconnaissait au liquide
cinabre de sa bouche les ramifications lointai-
nes de ce sang flamand qui moula pour la
volupté la lèvre impérieuse de la lymphatique
race allemande, et qui depuis coula sur la pa-
I PROMESSI SPOSI. 51
lette de Riibens. Ce bouillonnement d'un sang
qui arrosait si mystérieusement ce corps flave,
et qui trahissait tout à coup sa rutilance sous
le tissu pénétré des lèvres; ce trait héréditaire
et dépaysé dans ce suave et calme visage, était
le sceau de pourpre d'une destinée.
Il disait bien que cette femme frêle à qui les
poètes eussent attaché par la pensée sur le
front de mystiques bijoux, comme le béryl ou
la cyanée, et aux épaules la tunique d'hyacin-
the, appartenait dans son corps autant que
dans son âme au double amour qui n'en est
qu'un seul. Un tel signe n'avait pas menti. La
passion de M"*® de Mendoze pour M. de Ma-
rigny et dont cette Italienne manquée n'avait
pas su faire une relajione de plus d'un an, eut
toute l'insouciance d'un malheur suprême après
avoir eu toutes les imprudences d'une félicité
sans bornes. La comtesse s'était doublement affi-
chée. On la recevait toujours, à cause du rang
qu'elle tenait par sa famille en France et par
celle de son mari en Espagne (elle était alliée
aux Médina-Cœli), mais l'opinion ne lui mar-
chandait pas les cruautés. Elle les brava comme
une plus fière, non par hauteur de courage,
mais par entraînement aveugle et fatal ; parce
qu'elle ne pouvait rencontrer son ancien amant
que dans ce monde qui la flétrissait tout en
restant poli pour elle. Elle y allait donc, pous-
53 UNE VIEILLE MAITRESSE.
sée par l'espérance. Attelée au joug d'une
idée fixe, elle y traînait un cœur désolé, une
santé dévastée. Rien ne l'arrêtait. Ni la fièvre,
ni la toux convulsive d'une poitrine atteinte
de consomption. Elle avait bien toujours le
courage de sa toilette, et brisée, mourante,
anéantie, elle venait la première et s'en allait
la dernière partout, l'attendant, voulant le
voir encore, même de loin, et dùt-elle expirer
en rentrant du souvenir des jours passés!
Ame acharnée qui n'arrachait pas le trait, mais
l'enfonçait chaque jour davantage! Herman-
garde savait, confusément, il est vrai, l'histoire
de M*"* de Mendoze, mais assez pour suspen-
dre toutes sortes de rêveries à cette femme qui
aimait sa faute jusque dans son supplice, à ce
front d'Éloa tombée qui n'eût pas voulu se re-
lever, à ce maigre et pâle visage fondu au feu
d'un mal intérieur où il n'y avait plus que
deux grands yeux flétris, cernés, dévorés,
sanglants d'insomnie et de pleurs... Malgré la
réserve d'une éducation vraiment patricienne,
M"^ de Polastron ne pouvait s'empêcher de
regarder M'"^ de Mendoze avec étonnement,
avec épouvante, avec jalousie, avec pitié. C'é-
tait, dans ce sein jeune et pur, une confusion
de tous les sentiments qui s'ignorent. Pour elle,
la comtesse était une curiosité funeste. Elle
contemplait trop Marigny ià travers cette femme
I PROMESSl SPOSl. 5J
qu'il tuait... Chaque fois qu'elle la rencontrait,
elle épiait avec un intérêt aussi dissimulé que
s'il avait été coupable, le progrès du mal qui
la minait, mettant le sentiment partout où il y
avait la maladie. Elle ne se doutait pas qu'elle
aimait déjà... qu'elle caressait déjà les ailes
d'épervier de la terrible Chimère, «r Quiand
donc le verrait-elle aussi, cet homme qui tuait
si bien les femmes? » Elle n'avait pas peur de
lui, mais elle éprouvait cette émotion chère
aux int''épides qui inspirait les paroles de Cé-
sar, allant se faire tuer au Capitole, au mo-
ment où sa femme cherche à le retenir : « César
et le danger sont deux lions mis bas le même
jour, mais César est l'aîné et César sortira*. »
Ces troubles d'une âme romanesque durèrent
tout le temps qu'il fallut pour que, s'il n'était
pas complètement vulgaire, Marigny dût être
un dieu pour elle au premier coup d'œil. Aussi
le fut-il. Un soir, chez la duchesse de Val-
breuse, il y avait beaucoup de monde et l'on
dansait. La musique, le mouvement du bal,
les conversations, couvraient la voix des do-
mestiques qui annonçaient. La soirée était très
avancée. Hermangarde, après plusieurs valses,
s'était rassise près de sa grand'mère, et comme
d'ordinaire, elle observait son drame vivant,
/
* Shakespeare.
54 UNE VIEIL1.F. MAITRESSE.
M"'" de Mendoze, plus souffrante que jamais,
affaissée sur un divan, et dont l'œil rougi, fa-
tigué d'attendre, avait l'hébétement d'une rê-
verie folle. Tout à coup, elle la vit devenir plus
pâle encore, et ses yeux lourds s'agrandir
et projeter des rayons comme deux soleils. Un
mouvement insensé qui n'était pas un sourire,
agita ses lèvres flétries qu'un jet de sang — en-
voyé par le cœur sans doute — colora :
« Voyez-vous — dit une voix derrière Her-
mangarde — cette pauvre madame de Mendoze
et l'effet que produit sur elle l'arrivée de M. de
Marigny? »
La jeune fille n'en entendit pas davantage.
Elle ne vit plus M"** de Mendoze. Elle vit Ma-
rigny debout contre la portière de velours
pourpre qui retombait en plis nombreux der-
rière sa tête, et sur laquelle il se détachait avec
une sombre netteté. Il était tout en noir. Elle
ne l'analysa pas. Elle ne le jugea pas. Sa pre-
mière pensée fut le Lara de lord Byron ; la se-
conde, qu'elle aimait.
Alors, involontairement et par un mouvement
de rivale heureuse, -puisqu'il ne l'aimait plus, elle
se reprit à regarder M™* de Mendoze. L'émo-
tion n'avait pas lâché la malheureuse comtesse.
D'inépuisables éclairs jaillissaient de son regard
incendié. Mais les lèvres payaient cher la vie
qui leur était revenue. Elles en déposaient le
I PROMESSI SPOSI. 55
secret dans le mouchoir dont elles rougissaient
les dentelles.
« C'est beau, malgré tout, qu'une passion pa-
reille ! — dit près d'Hermangarde la même voix
qui avait parlé. — Elle est mourante, cette petite
femme-là. Tenez ! voilà que le sang l'étouffé.
Regardez son mouchoir, Thadée; mais, bah !
elle n'y prend seulement pas garde, et tout le
temps que Marigny sera là, elle n'est pas
femme à s'évanouir. »
Cette, scène rapide, d'un tragique simple
comme nos moeurs, auxquelles les convenances
dessinent un cadre si étroit, donna à la belle
Hermangarde le frisson d'une émotion inex-
primable. La marquise de Fiers, qui le vit pas-
ser sur ses épaules, la gloire et l'orgueil de sa
vieillesse maternelle, craignit que sa petite-
fille n'eût froid et lui jeta, en souriant, l'é-
charpe oubliée au dos du fauteuil. Qiiant à
M. de Marigny, c'était à son tour de regarder.
Parmi tous ces fronts chargés de diadèmes ou
de fleurs, il avait aperçu le front nud et pur
d'Hermangarde. Ses cheveux blonds relevés
droit sous le peigne découvraient des temyjes
divines de transparence et de fraîcheur. Mari-
gny, malgré l'expérience de sa vie et les mu^
sées de sa mémoire, n'avait rien vu d'aussi
saintement beau que M"^ de Polastron. Une
pulsation de dix-huit ans rajeunit son cœur
^6 UNE VIEILLE MAITRESSE.
blasé. II s'avança vers elle, et, tournant le dos à
M*"* de Mendoze, il vint saluer M""" de Fiers
pour voir de plus près cette idéale jeime
fille, — attirante, invincible et belle comme
une illusion.
« C'est mademoiselle de Polastron ?» — dit-il,
en s'inclinant devant Hermangarde, mais il n'a-
jouta rien de plus. Lui qui savait si bien parler
le langage de la flatterie, lui (disait-on) le plus
éloquent des corrupteurs, il ne risqua pas avec
^me jg Fiers un seul de ces éloges que la beauté
d'Hermangarde arrachait également aux hom-
mes et aux femmes. Un respect qu'il n'avait
jamais senti en présence d'une créature hu-
maine lui inspira de se taire. Sa parole lui
semblait trop prostituée pour qu'il osât s'en
servir... Peut-être aussi craignait-il dé se tra-
hir ; car, depuis cinq minutes, il aimait, et, pour
la première fois, — sensation étrange et mau-
dite! — il tremblait de ne pas être aimé.
Mais, quelques jours après cette soirée, il
avait repris, une par une, toutes les sécurités
de son infernal orgueil. Il était allé chez la
rrrarquise, et l'àme naturelle d'Hermangarde
s'était ouverte comme un livre, sur toutes les
pages duquel il put lire son nom. Certain
d'être aimé et assez épris pour vouloir le bon-
heur suprême au prix des liens qu'il avait
jusque-là redoutés, il s'efforça de plaire à la
I PROMESSI SPOSI. 57
marquise. Avec Hermangarde il n'avait besoin
d'aucune séduction, d'aucune coquetterie. Elle
était soumise à ce magnétisme de l'amour, si
absurde et si divin; car bien souvent, rien dans
la personne qui l'exerce ne le justifie. Un
homme de cet esprit, de ce jet de conversa-
tion si tari maintenant en France, de cet éclat
de manières qui rappelait à la douairière de
Fiers les plus beaux jeunes gens de sa jeunesse,
dut l'émerveiller et l'entraîner. Elle raffola
bientôt de Marigny. Pendant une année, il
alla chez elle tous les soirs. C'était se poser en
prétendant à la main de M"* de Polastron. Les
vicomtesses du noble faubourg crièrent de toute
la force de leurs voix de tête contre une telle
audace. Mais la marquise, hardie comme une
femme du xviii* siècle, et qui savait les vrais
revenant-bons de la vie, souriait et ne pen-
sait pas qu'un mauvais sujet comme Marigny
fût un si mauvais mari pour Hermangarde. Se
trompait-elle? l'avenir le prouvera. A coup
sûr, il y avait en Marigny des replis d'âme
qu'elle ne voyait pas... de ces profondeurs
creusées par un siècle de plus dans l'esprit des
générations ; mais la société myope du fau-
bourg Saint-Germain les voyait-elle davantage?
Le bon sens de la marquise, qui n'avait rien
de bourgeois, lui disait qu'après tout, dans
cette loterie du mariage, les qualités de M. de
58 UNE VIEILLE MAITRESSE,
Marigny étaient encore la meilleure mise.
« Les passions — pensait-elle — font moins
de mal que l'ennui, car les passions tendent
toujours à diminuer, tandis que l'ennui tend
toujours à s'accroître. » Enfin, elle se connais-
sait à l'amour, et celui de Marigny était sin-
cère et loyal. Il avait des dettes, « mais Her-
mangarde — disait-elle avec une élévation
très spirituelle — a quatre-vingt mille raisons
pour se passer de la fortune d'un mari. » Un
soir, troublée comme une fille noble et une
chaste fille, Hermangarde avait avoué son
amour et caché dans les plis de la douillette
de sa grand'mère des rougeurs à rendre ja-
louse la blancheur des marbres. La vieille
douairière l'avait absoute et bénie. Elle avait
hâte d'assurer le bonheur de sa chère enfant,
avant de mourir. Elle avait donc approuvé le
mariage dont ils avaient, ces heureux enfants,
célébré les fiançailles dans leurs cœurs. Au
lever du rideau de cette histoire, il ne leur
restait plus qu'un mois à attendre; le plus
long de tous, puisqu'il est le dernier !
Depuis un an, la comtesse d'Artelles ne s'é-
tait pas démentie. Elle n'avait pas cessé d'en-
visager avec mécontentement et avec défiance
l'amour d'Hermangarde, qui grandissait de
plus en plus dans cette intimité, couverte des
ailes de la marquise. L'amabilité de Marigny
PROMESSI SPOSI. 59
avait échoué contre elle. Tout avait glissé sur
cette àme, lisse de préjugés et qui avait la
force de retenir ses préventions. Elle s'était
ouvertement déclarée hostile au mariage. Elle
aimait M"® de Polastron comme une nièce.
Moins sensible par l'esprit que son amie, restée
plus jeune sous ses cheveux blancs, elle se
préoccupait davantage des idées communes.
Il y avait en Marigny quelque chose qui l'é-
pouvantait. N'ayant d'abord contre cet homme,
d'une influence si prodigieuse sur la marquise,
que des impressions personnelles et des bruits
de salon, elle s'était trouvée presque heureuse
d'avoir mis la main sur des faits positifs. Le
vicomte de Prosny, le cavalier servant de sa jeu-
nesse, à qui jadis elle avait fait porter chez
son bijoutier tant de bracelets dont elle chan-
geait les médaillons, allait avoir de bien autres
emplois à présent! Elle avait projeté de l'en-
voyer à la découverte des relations qui exis-
taient entre Marigny et une ancienne maîtresse,
que lui, Prosny, — avec ces airs de gourmet
qu'ont les vieux libertins comme les vieux
gourmands, — disait être digne de figurer au
premier rang des impures de monseigneur le
comte d'Artois.
-tiSS^
UN ANCIEN CAVALIER SERVANT
LUS I EUR S jours après la révéla-
tion qui avait rembruni le front
jj î^imwij ouvert de la marquise, le vicomte
S^Kà»^ de Prosny buvait son dernier verre
de liqueur des Iles chez son ancienne reine,
la comtesse d'Artelles, qui lui avait donné à
dîner.
Elle l'avait traité en vieille qui veut séduire
un vieillard, et qui le prend par la seule anse
qui reste, — la passion suprême, celle qui ferme
la porte à toutes les autres, — le péché capital
qui est, hélas! aussi le péché final!
UN ANCIEN CAVALIER SERVANT. 6l
Elle lui avait donné un dîner des dieux : un
petit repas, substantiel, savoureux et fin, cal-
culé de manière à ce qu'il excitât sans irriter et
communiquât une activité suffisante... Dire com-
ment elle savait le degré juste d'animation qu'il
fallait au sang transi du vieux pécheur, ce serait
répéter les mauvais propos d'un autre âge, et
d'ailleurs, règle générale, les femmes savent tou-
jours à merveille ce qu'il leur importe de savoir.
« Ce sont les délices de Capoue que votre
dîner, ma chère comtesse , » dit le vicomte
avec la tendre reconnaissance d'un estomac
heureux depuis une heure et demie.
Car le bonheur avait commencé à la pre-
mière cuillerée d'un excellent potage, et le
vicomte, qui n'avait plus de dents et qui avait
des principes, mangeait fort lentement.
o N'est-ce pas... — fît la comtesse comme une
femme qui sait sa force, — mais il ne faut
pas qu'Annibal s'endorme dans ces délices-là. »
Le trait était doublement historique: le vieux
Prosny s'endormait presque toujours après son
dîner.
« Non, je vais à Rome à l'instant même, —
reprit le vicomte. — C'est-à-dire, — ajouta-t-il,
— rue de Provence, 46, chez la sefîora Vellini.
— C'est donc ainsi que cette e.îpéce s'appelle?
— dit M'"* d'Artelles avec un mépris de grande
dame, — le plus insolent des mépris.
63 UNE VIEILLE MAITRESSE.
— Oui, c'est comme cela, — répondit le
vicomte; — elle est Espagnole, née à Malaga
en 1799, de manière que,,, de manière
que...
— De manière que... elle a trente-six ans ! »
dit vivement la comtesse, fort impertinemment
pour la sefiora en question et pour le vicomte,
qui, très souvent, l'impatientait avec la forme
habituelle sous laquelle il cachait, assez mal,
l'absence du mot qui le fuyait.
Ici, une parenthèse. Le vicomte Éloy de
Bourlande, Chastenay de Prosny, avait été des-
tiné à la magistrature dès sa jeunesse. II ap-
partenait à une ancienne famille de Parlement.
Sa vie de jurisconsulte avait été fort courte. Avant
la Révolution, il était ce qu'on appelait alors
avocat de sep heures, avec M. Roy, depuis mi-
nistre, et beaucoup d'autres devenus fameux.
Les avocats de sept heures étaient, comme on
le sait, les jeunes avocats au début qui plai-
daient aux audiences du matin, quand les il-
lustres de l'Ordre, les chanoines de la grand'
manche, les hommes à position et à réputa-
tion, dormaient encore aux pieds de leurs
sacs. Né pour être conseiller de grand'cham-
bre, la Révolution tua son avenir, mais, du
moins, respecta sa personne. Et pourtant il
n'avait pas émigré. Il s'était caché pendant
la Terreur comme beaucoup de nobles dans
UN ANCIEN CAVALIER SERVANT. 6]
certaines provinces. Sa famille était du Niver-
nais. Il avait été très beau, comme on pou-
vait en juger par un portrait fort ressemblant
accroché à la glace de son entresol, rue Louis-
le-Grand, et qui le représentait coiffé en cade-
nettes, avec le collet de velours vert, tel qu'il
était quand il se maria. Cette belle tête, aux
yeux d'outremer, à la bouche fine, si romanes-
que et si féodale en même temps, on n'en re-
connaissait guères le galbe dans le vicomte de
Prosny actuel. Le nez busqué s'était allongé,
la bouche dégarnie de ses dents était rentrée
et avait un faux air de celle de Voltaire sur
son déclin. Le menton impérieux avait suivi le
nez dans son mouvement en avant, et le me-
naçait. La peau du visage était jaune comme
un parchemin d'antique noblesse; les yeux
gonflés comme ceux de tous les hommes sen-
suels et qui ont pratiqué la vie, mais ils dar-
daient toujours leur flamme verte avec cette
énergie de curiosité insatiable qui ressemble à
de la pénétration, mais qui n'en est pas. Le
front, on n'en pouvait juger, caché qu'il était
par une perruque châtain clair, très frisée et
posée perpendiculairement sur les yeux. On
ne compte plus maintenant que deux perru-
ques de ce style-là dans tout le faubourg Saint-
Germain. Tel était devenu le beau Prosny, le
plus agile danseur et la plus forte lame d'épée
64 UNE VIEILLE MAITRESSE.
d'après Thermidor. Il s'était battu pour \epeîit
Capet et les dix-huit boutons à l'habit*, autant
que s'il avait été élevé, avant les désastres de
la monarchie, pour entrer dans la Maison
Roufje au lieu d'entrer dans les Enquêtes. Il
avait été le poing le plus sur la hanche de cette
époque de bretteurs, et lajleur des pois des mus-
cadins. A cette époque, il avait tourné la tête à
une héritière avec le muscle de son mollet. Il
s'était marié richement et avait vécu sur ses
terres. Très poli pour les autres, mais très
pointilleux, très despote chez lui, très colère,
il avait été dans sa campagne le plus violent
des juges de paix. Libertin, mais galant et dis-
cret; égoïste comme Fontenelle lui-même, sans
cet esprit qui excuse tout, mais avec l'excel-
lent ton qui le vaut presque, il avait fait mou-
rir sa femme de chagrin, planté une magnifique
croix sur sa tombe, et sur sa mémoire une
phrase convenablement mélancolique qu'il ré-
pétait toujours quand on lui en parlait, et...
tout avait été dit. Difficile à satisfaire, quin-
* Historique. Le petit Capet (chapeau) voulait dire
Louis XVII; les dix-huit boutons, Louis XVIII. Cette
époque fut magnifique d'héroïsme individuel. La monarchie
de Richelieu, ingrate dans le passé pour la noblesse de
France, avait trouvé moyen de l'être dans l'avenir. Les der-
niers combats de la noblesse française pour la royauté ont été
des duels. (Noie de l'auteur.)
UN ANCIEN CAVALIER SERVANT. 05
teux en diable, parlant toujours de dëgaîner
quand on le contrariait, et l'ayant fait très vo-
lontiers tout vieux qu'il fût (il s'était battu ju-
vénilement, lorsque les alliés étaient venus en
France, avec un colonel de Cosaques qui lo-
geait chez lui et qui avait trouvé que les infu-
sions de marjolaine qu'on lui servait le matin
n'étaient pas du thé hyson et souchong, et il
l'avait blessé), très mécontent de son gendre,
qui était encore plus mécontent. de lui, il était
revenu vivre à Paris, en garçon, touchant ses
fermages chez son banquier, et se moquant de
l'opinion publique de sa province, qui l'appe-
lait un vieux dénaturé, parce que, disait-il, il
voulait la paix dans ses derniers jours.
Il était de haute taille, droit et sec comme
un bambou, dont il avait les nœuds dans l'hu-
meur. Il aimait autant le trictrac que la li-
queur des Iles. Né pour être juge, il ne bégayait
pas comme Bridoison, mais souvent il cher-
chait ses mots. Et comme dans la conversa-
tion il n'y a point de dictionnaiVe, pour se
donner le temps de les trouver il avait pris,
en vieillissant, la risible et déplorable habitude
de répéter à chaque bout de phrase h locution
de manière que... Quand on lui parlait, il avait
toujours l'air attentif et très étonné, quoiqu'il
fût bien loin d'être naïf, et il poussait avec sa
langue sa joue creuse, en vous regardant.
66 UNE VIEILLE MAITRESSE.
« Allez donc, vicomte! — fit M'^'^d'Artelles.
— Tâchez de m'avoir des détails; tâchez de
savoir par quel diabolique talisman cette
femme, qui n'est ni jeune, ni belle, dites-vous,
a pris sur M. de Marigny un ascendant qu'elle
n'a jamais perdu, tandis que cette pauvre ma-
dame de Mendoze, par exemple, tue sa jeunesse
et sa jolie figure dans les larmes, pour un
homme qui a la monstrueuse ingratitude de ne
pas même s'en apercevoir.
— C'est difficile, c'est difficile, — répondit
le vicomte. — La drôlesse est insaisissable.
Elle ne répond à aucune question et elle
échappe à l'observation la plus aiguisée. C'est
du feu grégeois ou du vif-argent incarné... de
manière que... de manière que...
— ... Vous ne voyez rien à travers vos lu-
nettes, mon cher contemporain? — interrompit
la comtesse, jouant l'incrédulité avec une càli-
nerie perverse. — Dois-je croire cela de votre
ancienne sagacité?
— Oui, ma chère, croyez-le, — fit le vi-
comte, obligé, acculé à êtpe vrai. — J'ai su
les femmes autrefois. J'ai connu leurs mille
diableries pour nous faire, quand ça leur con-
vient, marcher à quatre pattes comme feu
Nabuchodonosor. Mais, voyez-vous! la Vellini
n'a pas d'analogue dans mon répertoire de
souvenirs. On ne comprend rien à celle-là !
UN ANCIEN CAVALIER SERVANT. 67
C'est un logogriphe, c'est un hiéroglyphe, c'est
un casse-tête chinois, et peut-être est-ce tout
cela qui fait sa puissance! Depuis quelque
temps, j'ai cessé de la voir, mais je l'ai vue
beaucoup autrefois, de manière que je puis bien
la revoir encore. Seulement, je ne crois pas
avoir à vous donner les détails dont vous êtes
friande et que vous avez promis à madame la
marquise de Fiers.
— Hypocrite ! — fît encore l'astucieuse
comtesse, en lui lançant deux regards d'une
date reculée, presque tendres, et qui prenaient
en écharpe la fatuité de l'ancien cavalier ser-
vant. — Est-ce que vous ne découvririez pas la
pierre philosophale, si vous le vouliez?
— Enfin, j'essaierai! — dit le vicomte, divi-
nisé par l'idée que la comtesse avait de lui. —
Dans tous les cas, du reste, j'apprendrai à la
sefîora le mariage prochain de mademoiselle de
Polastron et de M. de Marigny, et je compte
sur un fier tapage.
— Si le tapage — reprit la comtesse —
peut empêcher le mariage, vous m'aurez
donné mon dernier plaisir. » — Et elle lui tendit
la main, en appuyant sur ce mot, que la dis-
crète délicatesse du vicomte n'osa relever, mais
qu'il comprit. Il baisa cette main avec la dou-
ceur du souvenir, prit sa canne et s'en alla
chez la senora Vclliiii,
68 UNE VIEILLE MAITRESSE.
Il faisait un clair de lune perçant et glacé.
Le vieux vicomte, qui aimait à marcher après
son repas, arriva, tout en chantonnant, rue de
Provence. Il monta les quatre étages, qu'il con-
naissait bien, avec une jambe rajeunie à la
fontaine de Jouvence de l'excellent dîner de la
comtesse, et sonna à la double porte en tapis-
serie, qu'une jeune fille splendidement belle
vint ouvrij-.
« Ah! c'est monsieur de Prosny! — dit la
jeime fille, un peu étonnée de revoir un ancien
visage probablement oublié.
— Lui-même ! — repartit le vicomte. — Com-
ment te portes-tu, mon enfant? — ajouta-t-il,
en passant la main sous le menton royal qui
n'appartenait qu'à une soubrette, mais qui
n'en était pas honteux. Comme toutes les per-
sonnes de son temps, M. de Prosny tutoyait
les domestiques. — La senora est-elle visible,
ce soir?...
— Oui, monsieur,» — dit Oliva en débarras-
sant le vicomte de son manteau. Cette belle
soubrette, à la taille de déesse, étalait une
beauté étrange et une mise plus étrange en-
core. Elle avait les cheveux d'un rouge flam-
boyant, largement tordus sous un peigne d'é-
caille blonde, les bras nuds et une robe de soie.
C'était mauvais ton peut-être que cette mise,
pour une fille de service chez qui rien n'in-
UN ANCIEN CAVALIER SERVANT. 69
cliquait la femme de chambre, si ce n'est le
tablier blanc consacré. Elle éclaira, de son
bougeoir de cristal, M. de Prosny et lui fit
traverser plusieurs pièces. Elle marchait d'un
pas résolu et voluptueux tout ensemble, et
l'on entendait craquer sur les tapis le satin
turc de sa bottine. Son ondoyante taille profi-
lait d'alliciantes ombres sur les draperies
qu'elle éclairait en passant. Il fallait que la se-
nora Vellini eût une grande idée de sa beauté
pour garder chez elle une camériste de cet air-
là. Il fallait qu'elle eût l'orgueil immense qui
naît de la force éprouvée. La plus altière du
faubourg Saint-Germain aurait renvoyé haut la
main une femme de chambre au port5ipn/î-
cesse,et qui, en tendant un plateau ou une let-
tre, prenait tout naturellement des attitudes
à exposer ses amies et soi-même aux plus écra-
santes comparaisons.
Quand on voyait Oliva, l'idée venait: si c'est
là la soubrette, qu'est donc la maîtresse? Mais
le vicomte de Prosny ne pouvait se prendre à
une telle préface. Il connaissait la senora Vel-
lini, et il devait la retrouver avec quelques
années de plus.
IV
UNE MAITRESSE-SERAIL
APPARTEMENT dans lequel Oli-
va-la-Rousse fit pénétrer M. de
Prosny ne ressemblait guèresàun
appartement de femme. Si on en
croyait les récits du vicomte à madame d'Ar-
telles, la senora était peut-être d'un ordre un
peu plus élevé que toutes celles qui font tom-
ber des sequins en agitant leurs jupes ; mais,
après tout, disons le mot, le monde, qui ne
veut que des situations expliquées, l'appelait
une courtisane. Eh bien, l'aurait-on dit en en-
trant dans cet appartement si fier et si sombre
UNE MAITRESSE-SERAIL. Jl
et qui ressemblait plus à un cabinet qu'à un
boudoir?... Là, nulle mollesse, nul mystère
dans le jeu des glaces, nulle combinaison scé-
lérate dans le jeté des draperies, nul parfum
provocant ou révélateur. Les lambris, sans
aucun ornement, étaient revêtus de cuir de
Russie doré. D'immenses rideaux à l'Italienne
en velours froc-de-capucin étaient retenus par
des torsades, or bruni et aurore. Sur la che-
minée, tout bronze. Une assez belle glace de
Venise s'y penchait. Des fauteuils en chêne
sculpté étaient couverts d'un velours semblable
au velours des rideaux, et le tapis, d'une
épaisseur inaccoutumée, n'avait non plus que
les deux sérieuses couleurs, brun et aurore.
Du reste, pas de meubles attestant la présence
d'une femme. Point de chiffonnière, point de
corbeille. On eût pu se croire chez un homme,
mais quel homme? Un homme d'action ou un
penseur? Il n'y avait ni pipes ni armes contre
les lambris, ni table à écrire, ni bibliothèque.
Le seul meuble qui fût remarquable au milieu
de cette nudité simple et ferme, c'était une
espèce de lit de repos en satin vert, soutenu
par deux images d'hippogriffes, aux ailes
reployées, et que l'artiste avait sculptés avec
la plus ivre fantaisie.
Un tel appartement avec ses couleurs sévères
n'était pas trop éclairé par le feu de la che-
72 UNE VIEILLE MAITRESSE,
minée et deux lampes, dont les globes de cristal
colorié répandaient un jour à reflets chan-
geants et incertains.
« C'est M. le vicomte de Prosny, sériera, —
fit Oliva à sa maîtresse, couchée à terre, en
face du feu, sur une magnifique peau de tigre,
et qui se souleva sur le coude pour dire bon-
jour au vieux vicomte.
— Eh quoi! c'est vous! C'est vous! » — dit-
elle avec un peu d'étonnêment, comme Oliva.
Et elle lui tendit la main avec une cordialité
vive. Le vieux galant, qui venait de baiser celle
de ses anciennes amours et qui avait la lèvre
humide encore de la liqueur des Iles de
^me d'Artelles, serra cette main, mais n'osa
l'embrasser.
L'historien de M""* d'Artelles, M. de Prosny,
n'avait rien exagéré. La sefiora Vellini n'é-
tait plus jeune et n'avait jamais été jolie.
Oliva n'était donc point comme un degré de
lumière, placé là par l'Orgueil enivré, pour
monter d'une femme belle à une femme plus
belle. Au contraire, on descendait à une femme
soudainement laide quand on regardait Vellini,
l'œil ébloui par Oliva. La comparaison avait
alors toute la surprise du contraste. Vellini
était petite et maigre. Sa peau, qui manquait
ordinairement de transparence, était d'un ton
presque aussi foncé que le vin extrait du
UNE MAITRESSE-SERAIL. 7{
raisin brûlé de son pays. Son front, projeté
durement en avant, paraissait d'autant plus
bombé que le nez se creusait un peu à la racine ;
une bouche trop grande, estompée d'un duvet
noir bleu, qui, avec la poitrine extrêmement
plate de la senora, lui donnait fort un air de
jeune garçon déguisé ; oui, voilà ce qui parais-
sait, aveuglait d'abord, ce qui choquait au
premier coup d'œil,cequi faisait dire aux yeux
épris des lignes de la tête caucasienne, qu'elle
était laide, la senora Vellini ; surtout quand
on la voyait — comme ce soir-là la voyait le
vicomte — hâve d'ennui, indolemment couchée
sursa peaudebête, réveilléedesa pesante rêverie
comme un enfant fiévreux qui interrompt une
sieste morbide dans la Maremme. Sa tête, trop
penchée sur son cou flexible et qui semblait
emporter le poids de son corps, lui donnait
quelque chose d'oblique et de torve. Elle se
repliait sur elle-même avec une espèce de
pudeur farouche, défiante et orgueilleuse, et
qui jetait des redoublements d'ombre sur sa
laideur. Telle elle apparaissait... mais, disons
tout : pour peu qu'une passion ou un caprice
la fît sauter debout; pour peu qu'un invisible
coup de trompette, un accent réveillé des
sentiments engourdis, lançât le frisson dans sa
maigreur nerveuse et l'arrachât au sommeil
de sa pensée.., elle n'était pas belle, non.
74 UNE VIEILLE MAITRESSE.
jamais! mais elle était vivante, et la vie, chez
elle, valait la beauté dans les autres! L'Expres-
sion — ce dieu caché au fond de nos âmes — la
créait par une foudroyante métamorphose.
Alors, ce front envahi par une chevelure mal
plantée, ce front d'esclave, étroit, entêté,
ténébreux, grossissait, grandissait et comman-
dait au visage. Ce nez, commencé par un
peintre Kalmouk, finissait en narines entr'ou-
vertes, fines, palpitantes, comme le ciseau
grec en eût prêté à la statue du Désir. Les
coins de la bouche allaient mourir dans des
fossettes voluptueuses. Les yeux, emplis par des
prunelles d'une largeur extraordinaire, noirs,
durs, faux, espionnants, tisons ardents d'un
vrai brasero sans flammes, s'avivaient d'une
clarté qui brûlait le jour. C'étaient des yeux
infernaux ou célestes, car l'homme n'a guères
que ces mots-là qui cachent l'Infini, pour en
exprimer la puissance. A coup sûr, c'étaient
des yeux pareils qui avaient inspiré le distique
klephte : « Un de tes cheveux! que je m'en
couse les paupières pour ne plus regarder
d'autres yeux que les tiens! » Ah! dans ces
moments-là, quelle revanche la sefiora prenait
sur les femmes toujours belles! Mais l'émotion
ne durait pas. Tout s'éteignait quand elle
était envolée; et la nuit de sa laideur ressai-
sissait, redévorait Vellini en silence, et restait
UNE MAITRESSE-SERAIL. 75
sourdement sur elle, — comme un froid basilic
se couche à la place où il a tout englouti...
Pour aimer cet être changeant, beau et laid
tout ensemble, il fallait être un poète ou un
homme corrompu. Le vieux vicomte n'avait
pas en lui un grain de poésie. Aussi ne com-
prenait-il rien aux éclairs de passion qui pas-
saient sur Vellini ; mais, comme il était cor-
rompu, blasé et vieux de civilisation et de
sens, il s'expliquait très bien qu'on pût
s'arranger de toute cette laideur.
« Eh bien? comment allons-nous, déesse du
caprice? — fit-il, avec une aisance familière,
en s'asseyant dans un grand fauteuil pendant
qu'OIiva disparaissait.
— Vous êtes aussi capricieux que moi, mon-
sieur le vicomte, — dit la senora, comme un
enfant gâté qui s'éveille. — Vous veniez me
voir autrefois. Vous veniez souvent. Vous aviez
l'air de tenir à moi, mais baste! un beau jour,
vous disparaissez on ne sait pourquoi, et on
ne vous revoit... qu'aujourd'hui.
— J'ai été aux Eaux, ma petite, — reprit le
vicomte, — de manière que...
— Aux Eaux, sans bouger, pendant deux
ans! — interrompit la senora en éclatant de
rire. — Vous vous moquez de moi, vicomte ;
ou c'est une excuse d'après dîner!
— D'après dîner! Comment cela? — dit le
•jd UNE VIEILLE MAITRESSE.
vicomte, rondissant ses yeux verts, l'air
étonné, poussant sa joue avec sa langue. Vou-
lez-vous dire que je suis gris?
— Non, vicomte, je vous sais prudent, si ce
n'est sage. Vous avez une jambe malade qui
vous interdit de vous griser, — dit-elle féro-
cement, car elle s'ennuyait, et, pour passer le
temps, elle eût jeté Prosny au tigre sur lequel
elle était couchée, si l'animal avait vécu.
— Attends, drôlesse, — pensa le vicomte,
— je vais te payer tout à l'heure tes réflexions
sur ma jambe! »
Mais le senora continuait :
« Non, mon cher vicomte, vous êtes en
état de lucidité parfaite; mais vous avez dîné,
bien dîné, peut-être chez quelque ancienne
maîtresse, et, après avoir eu toutes les jubila-
tions de la table, l'ennui de l'intimité vous
prenant, vous vous êtes dit qu'il serait drôle
et nouveau de monter chez moi, et vous êtes
venu. Le vin stimulant les réponses et donnant
de l'esprit, quand il n'en ôte pas : Je lui dirai
que je suis allé aux Eaux — avez-vous pensé — si
elle me fait quelque reproche démon absence;
et — autre illusion produite toujours par les in-
fluences du dessert! — elle le croira. »
La Vellini serrait de près la vérité, mais elle
ne la tenait pas. Elle ne se doutait point de la
mission dont s'était chargé le vieux renard
[AITRESSE-SERAIL. 77
qu'elle venait de blesser, et qui, impatient de
lui rendre dans sa vanité le coup qu'elle avait
porté à son amour-propre en lui parlant de
sa jambe, se tut une minute... puis entra réso-
lument en matière par la question directe :
oEst-cequevousvoyeztoujoursM.de Marigny?
— Certainement, — fit la sefiora avec non-
chalance.
— Mais y a-t-il longtemps qu'il n'est venu
chez vous, sefiora? » reprit M. de Prosny, en
plongeant sur elle des yeux avidement cruels.
Il la dominait puisqu'il était assis sur le
fauteuil et elle à terre. Elle était changée
depuis deux ans. Elle avait vieilli. L'égoïste,
blessé par elle dans le sentiment de ses infir-
mités physiques, vit que la raie des cheveux
s'était élargie, que quelques fils d'argent appa-
raissaient dans le miroir noir des bandeaux.
Elle avait une espèce de blouse de soie sans
corset, fixée par une ceinture. Ses pieds nuds,
aussi bruns que sa joue, étaient au large dans
des pantoufles de velours brodées de perles.
Traître costume qui montrait bien qu'elle
n'avait plus ses vingt-cinq ans! La seule chose
immortelle était la grâce indolente et jeune
avec laquelle elle posait sa petite main sous la
griffe d'or de sa peau de tigre, en écoutant
M. de Prosny.
« Mais il y a une huitaine, — répondit-
7» UNE VIEILLE MAITRESSE.
elle; — il vient quand il veut; il est libre.
Qj-ii se voit tous les jours après dix ans?...
— Et dix ans qui n'ont pas été — dit le
vicomte — d'une fidélité parfaite. » C'était le
premier coup de dent de sa rancune; il allait
passer au second.
Cela ne l'irrita point. Elle ne répondit pas
comme une prude : « QLi'en savez-vous? »
mais placidement, et avec cette mélancolie
qu'ont les femmes qui ont cherché le bonheur
et qui n'ont trouvé que l'amour :
« Lui ni moi, n'avons été fidèles. Notre
liaison a été singulière, — ajouta-t-elle en
rêvant tout haut; car pourquoi aurait-elle dit
ces choses au vieux Prosny? — Nous nous
sommes plus haïs qu'aimés!
— Alors, tant mieux! — dit le vicomte, —
car voici le dénoûment qui arrive, et je ne
voudrais pas vous voir malheureuse. Vous
savez sans doute le mariage de M. de Marigny?
— Je le sais, vicomte, — fit-elle gravement,
— mais pas par lui »
Le vicomte étudiait cette tête de bronze. Un
sillon de la foudre de beauté qui partait de
l'émotion du cœur, y passa. Mais ce fut trop
rapide pour être aperçu d'un observateur sans
portée comme l'était M. de Prosny.
« Oui, je le sais, — reprit-elle, en portant
vivement à sa bouche la main qu'elle avait
I5
l'^^Ê mise sou
^^r crifîe ace
UNE MAITRESSE-SERAIL. 79
mise sous la griffe d'or de la peau de tigre. La
griffe acérée, trop durement appuyée par elle,
avait trouvé le sang, qui coulait et qu'elle suça
tranquillement. — Ils sont venus de partout
me dire que Marigny allait se marier. A chaque
femme qu'il a eue dans votre monde ou dans
le mien, ils sont venus m'en avertir! Ne l'ai-je
pas toujours su d'avance, la veille même du
jour où ces femmes se donnaient à lui ? Moi-
même, ne l'ai-je pas souvent renvoyé vers
elles lorsqu'il s'en revenait vers moi? Aujour-
d'hui, au lieu d'un amour, c'est un mariage...
— C'est un amour et un mariage, — fit
l'implacable vicomte.
— Eh bien ! c'est un amour et un mariage,
si vous voulez, — répondit-elle ; — mais ce
n'est pas un dénoùment. De dénoùment à la
liaison qui existe entre Marigny et moi, il n'y
en a pas, monsieur de Prosny!
— Ma foi, senora, — dit M. de Prosny d'un
ton de plaisanterie, mais dépité, au fond, de
trouver cette femme invulnérable, — l'orgueil
est une superbe chose et vous savez mieux que
moi pourquoi vous en avez... mais votre Oliva
est moins belle que mademoiselle Herman-
garde de Polastron, la fiancée de M. de Mari-
gny, et, le diable m'emporte, il en est fou...
de manière que...
— ... De manière que Vellini, qui est vieille
8o UNE VIEILLE MAITRESSE.
et laide, — interrompit-elle avec ironie, —
n'a plus qu'à se jeter par la fenêtre si elle
aime encore M. de Marigny? »
II y avait de l'amertume dans sa voix en
parlant ainsi au vicomte, mais nulle colère
n'enflammait ses yeux noirs, profonds comme
le velours qui absorbe la lumière sans la ren-
voyer. Us étaient ternes, las, ennuyés, mais
calmes, comme ils étaient quand le vicomte
était entré. Et le pauvre homme était si ébahi
de ce calme imprévu, qu'il n'avait jamais
poussé plus laborieusement contre sa joue une
langue réduite à manquer de réplique. Il s'at-
tendait à une colère cramoisie, et il en aurait
joui en amateur et en connaisseur véritable.
Au lieu de cela, il se trouvait que la senora
avait le caprice du plus beau sang-froid...
C'était désappointant!
« La conclusion serait un peu dure... — dit
de Prosny qui ne savait que dire.
— Si ! — fit-elle, en changeant de ton et de
posture. — Mais, heureusement ou malheu-
reusement, — reprit-elle d'une note moins
sonore, — il n'y a point de conclusion. »
Elle fit un petit mouvement d'une imperti-
nence adorable et jeta en l'air du bout de son
pied sa pantoufle, qui, après deux tours vers
le plafond, alla retomber sur le lit. Son mou-
vement découvrit une délicieuse jambe de
UNE MAITRESSE-SÊRAIL. 8l
promesse et de perdition qui donna comme
un soufflet du diable dans les yeux alléchés du
vicomte de Prosny. C'était une de ces jambes
tournées pour faire vibrer, dans les plus folles
danses de l'amour, le carillon de tous les
grelots de la Fantaisie, et autour desquelles
l'imagination émoustillée s'enroule, frétille et
se tord en montant plus haut, comme un
pampre de flammes monte autour d'un thyrse.
L'Espagne avait autrefois failli d'être perdue
pour une jambe pareille, lorsque la voluptueuse
Cava mesurait la sienne avec des rubans jaunes
aux yeux fascinés du roi Rodrigues, embusqué
derrière sa jalousie.
o Pécayère! — fît le vieux Prosny, en Autant
sa voix libertine.
— Eh bien, après? — dit-elle d'un ton sec,
en roulant d'un revers de sa main les plis
de sa robe autour de ses chevilles, et avec une
expression d'yeux à rappeler au vicomte Chas-
tenay de Prosny qu'il n'était pas le roi Rodri-
gues, mais un diplomate en fonctions.
— Vous voilà maintenant le pied nud, —
reprit le vicomte rentré dans le sentiment de
son rôle, mais resté sous l'empire de la grâce
physique qu'elle avait; — vous voilà le pied
nud comme une magicienne qui va faire son
charme... — il se souvenait du mot de talisman
employé par M™^ d'Artelles, — et vraiment il
8a UNE VIEILLE MAITRESSE.
faut que vous en ayez un bien puissant et bien
subtil pour n'avoir pas peur de la belle Her-
mangarde de Polastron.
— J'en ai un! » dit-elle d'un air mystérieux
et fin, en mettant son doigt sur sa bouche,
comme une des sorcières de Macbeth.
Se moquait-elle de lui? ou, comme les
femmes de son pays méridional, avait-elle
quelque superstition à laquelle elle rattachait
son union avec Marigny, et qui, pour elle, en
sauvegardait la durée? Elle avait, avec son
front ténébreux, je ne sais quoi de sauvage,
de bohémien, d'étrange. Elle chantait souvent
une espèce de ballade en prose, qu'étant
grosse d'elle sa mère avait entendue, un jour
qu'elle avait donné l'aumône, sous le porche
d'une église, à une Gitana accroupie qui la
fixa de ses longs yeux de feu, tout en lui ten-
dant sa main sèche. Elle ressemblait beaucoup
à cette femme, lui avait répété sa mère. La
ressemblance était-elle aussi à l'âme? Et, comme
la peuplade vagabonde à laquelle appartenait
cette mendiante, l'amour des croyances mer-
veilleuses asservissait-il sa pensée ?
Mais le vieux débauché du xviii*siècle ne vit
rien de cette poésie muette, qui, par hasard,
se rencontrait rue de Provence, numéro 46, au
sein de la plus spirituelle et de la plus pro-
saïque des villes de la terre. Il ne vit dans tout
lESSE -SERAI]
cela que des réalités piquantes, l'esclavage des
plaisirs dépravés. Il interpréta avec son ima-
gination corrompue le mot et l'air de la
seÎTora :
« Vous êtes deux grands scélérats! — dit-il,
avec une gaieté qui n'excluait pas la convoitise,
en pensant à Marigny et à elle. — Pour tenir
si bien l'un à l'autre, il faut qu'il y ait des
crimes entre vous ! »
LES ADIEUX
E vicomte de Prosny resta jusqu'à
onze heures et demie chez la
senora, mais en vain eut-il la
finesse de l'ambre dont il était
parfumé, il ne put pénétrer la secrète pensée
de Vellini. Il n'était pas bien sûr qu'elle ne
fût pas désespérée, et il n'était pas sûr non
plus qu'elle n'affectât pas la sécurité. S'il ne
lui avait pas appris le mariage de Marigny, si
vraiment elle le savait, la pensée de M""* d'Ar-
telles ne se réaliserait donc jamais. Comment
expliquer que la senora restât tranquillement
sur sa peau de tigre, au lieu de devenir tigresse
elle-même, au lieu de se répandre en de tels
éclats que M"** de Fiers fût bien parfaitement
LES ADIEUX. 0$
convaincue du danger et du ridicule qu'une
femme de ce genre jetterait sur Hermangarde,
si elle épousait Marigny?... Dans tous les cas,
c'était une déception complète. Elle n'avait
pas même bougé; elle n'avait pas crié; elle
n'avait rien cassé; elle n'avait pas enfin eu l'om-
bre d'une seule de ces belles colères à la Charles
le Téméraire, après Granson, qu'il lui avait vues
autrefois, — car la Vellini était effroyablement
violente, — pour des sujets, selon lui, de bien
moindre importance. Les résultats de sa pre-
mière visite n'étaient pas brillants; il le sentait
bien. Aussi eût-il été d'une humeur massa-
crante, s'il n'avait pas admirablement digéré.
En s'en allant, il rencontra M. de Marigny
sur l'escalrer. Ils se voyaient souvent dans le
monde. Ils se saluèrent en s'abordant.
o Eh! eh! — dit M. de Prosny en ricanant
de sa bouche vide, — vous êtes donc un
infidèle ce soir à votre belle fiancée, monsieur
de Marigny? Vous n'êtes donc pas chez
madame de Fiers?
— Ni vous, monsieur, — répondit Marigny
d'un ton froid et caustique, — chez madame
d'Artelles?
— J'y ai dîné, — reprit le vicomte, — mais
après le café et pour prendre un peu l'air
que j'aime à prendre quand j'ai dîné, je suis
venu faire une petite visite à la senora. Il y
86 UNE VIEILLE MAITRESSE.
avait longtemps que je ne l'avais vue et je l'ai
trouvée bien vieillie, bien changée, cette chère
sefiora, — et il poussa sa joue avec sa langue,
comme s'il eût été réellement stupéfait du
changement de Vellini. — Avec votre mariage
auquel elle ne devait guères s'attendre, ni
vous non plus, vous allez lui donner le coup
de grâce, à la pauvre diablesse, de manière que...
de manière que... j'ai pensé qu'une visite de
condoléance...
— ... Faite à l'avance... — interrompit Mari-
gny-
— ... Serait une attention de la part d'un
ancien ami, — reprit le v comte, sans avoir eu
l'air d'entendre ce que M. de Marigny avait
ajouté; — car, après toui:, j'ai toujours aimé
la sefiora, une bonne fille au fond, quoique
vive comme le salpêtre, mais une bonne fille,
comme je le disais. D'ailleurs, laquelle, même
la plus douce de ces pauvres brebiettes du bon
Dieu, se verrait tranquillement planter là
après une emphytéose de dix ans? Dix ans!
par le ciel! c'est une prescription, cela, c'est
presque un droit de propriété incommutable,
de manière que... je parierais un bon coup
d'épée — (l'ancien bretteur se retrouvait toujours
chez le vieux Prosny) — que vous ne serez pas
quitte de si tôt du chat enragé qu'elle va
vous jeter aux jambes, mon pauvre Marigny!
■
LES ADIEUX. 87
— Vous croyez? -— dit Marigny avec une
légèreté assez méprisante. — Eh bien, c'est ce
que nous verrons, monsieur de Prosny. » Et il
le salua, continuant de monter l'escalier, pen-
dant que le vicomte le descendait, grommelant
dans les plis de son manteau sous lequel il
avait coulé son nez comme un héron fourre
son bec aigu dans ses plumes *.
« Si elle s'est tue, cette infernale senora,
qu'il faudrait soumettre aux tortures de l'in-
quisition si on voulait la faire aller à confesse,
j'en ai dit assez, moi, pour qu'elle reçoive ce
Marigny, qui a l'air de ne douter de rien,
sur un fier épieu! Allons, allons, il y aura ce
soir de la discorde dans Agramant!
o Vieille et taquine espèce! » pensa Mari-
gny, montant toujours. Il n'aimait pas cette
visite, faite à sa maîtresse par le vicomte après
un éloignement si prolongé. Il connaissait
l'antipathie, si voilée qu'elle fût, de M"*^ d'Ar-
telles. Il se douta de quelque manigance
dont l'ancien cavalier servant de la comtesse
était l'instrument. Quand il entra chez la
seinora et qu'il surprit l'attitude et la physio-
nomie de cette dernière, il n'eut plus de
doutes, il vit clair.
La Vellini était retombée sur sa peau de
tigre après le départ du vicomte. Elle n'y était
plus à moitié soulevée, mais couchée à plat
UNE VIEILLE MAITRESSE.
sur le dos comme une morte ou comme une
mourante. Elle avait mis un mouchoir sur sa
figure pour cacher sans doute ses impressions
à Oliva. Elle était tellement accablée, ou telle-
ment refoulée sur elle-même, qu'elle n'entendit
peut-être point le pas si connu de Marigny
quand il souleva la portière et qu'elle resta
gisante, immobile et voilée.
Il y avait dans ce torse ainsi jeté, si délié et
si souple, une contraction qui n'échappa point
à Marigny, et qui accusait l'effort intérieur ou
l'angoisse.
Il s'approcha, la prit subitement et douce-
ment par-dessous les reins et l'enleva ainsi
avec sa peau de tigre, comme une mère enlève
son enfant dans la mante où elle l'a couché.
« Tu souffres? Qii'as-tu? — lui demanda-t-il
en lui arrachant son mouchoir.
— Je n'ai rien, » dit-elle, prête à l'impos-
ture, cachée, pensait-elle, par sa volonté sous
son frêle masque de batiste.
Mais lui, la portant devant une glace :
« Regarde comme tu mens ! » dit-il, en oppo-
sant le visage livide à la parole indifférente.
Groupe fier et beau, après tout, que cette
femme aux pieds bruns et nuds, au visage tour-
menté, aux larmes dévorées, dans les bras de
cet homme sympathique à sa douleur cachée,
debout, la tête nue, enveloppé encore du
LES ADIEUX. 89
manteau qu'il n'avait pas pris le temps de
détacher et sur les pieds duquel pendait avec
ampleur la peau de tigre aux griffes d'or.
o Laisse-moi, Ryno ! » fit-elle avec un sou-
bresaut violent, comme honteuse de la trahisQU
de son visage.
Ryno, c'était le nom de M. de Marigny. Né
dans les dernières années de l'Empire, époque
où les poésies d'Ossian avaient un succès
impérial, on l'appela comme un des héros de
Macpherson. Ridicule pour tout autre que lui,
ce nom idéal allait bien à la taille et à la
figure d'un homme d'une distinction presque
grandiose, et dont la vie, les ressources et les
aventures étaient entourées d'un nuage.
Il était probablement accoutumé aux façons
sauvages, de la senora, car il la contint sur sa
poitrine, — avec effort, il est vrai, mais il la
contint.
a Non, non! — dit-il, — pourquoi veux-tu
m'échapper? Qii'est-ce que cette commère de
vicomte est venu te conter pour bouleverser
ainsi ce méchant front-là? — ajouta-t-il avec
une gaieté sans accent sincère, en s'asseyant
sur le divan et en la prenant sur ses ge-
noux.
— Il ne m'a dit — répondit-elle gravement
— que ce que je sais, que ce que tu m'as dit
toi-même. 11 a cru m'apprendre quelque chose
90 UNE VIEILLE MAITRESSE.
en m'apprenant ton mariage avec mademoiselle
de Polastron.
— Ame fière, il t'aura blessée ! — fit Ma-
rigny.
— Moi ! — dit-elle avec des yeux d'éclairs
et une voix digne de Médée. — Est-ce que les
âmes fières sont à la disposition du premier
venu qui veut les faire souffrir? » Et le dédain
se gonflant en elle lui donna cette beauté
sublime qui, sans cesse, communiquait soudai-
nement à cet être laid et chétif une incroya-
ble toute-puissance.
M. de Marigny fut-il dominé par l'impression
de cette beauté qui s'allumait comme un
flambeau, ou par un de ces souvenirs qui
renouvellent le passé même? Toujours est-il
que l'amoureux de la belle Hermangarde fit à
sa fiancée l'infidélité d'un baiser.
Il lui fut rendu avec fureur, mais comme si
l'amour et la haine étaient en Vellini autant
que la laideur et la beauté :
« Laisse-moi! — répéta-t-elle encore, cette
fille de tous les contrastes, — je ne veux pas
de tes baisers; tu m'es odieux, je te déteste. »
Disait-elle vrai?... Quelquefois les femmes
ont de ces mots contradictoires qui donnent
aux caresses quelque chose déplus involontaire.
L'orgueil de l'amant y gagne; la volupté aussi;
mais elle ignorait ces calculs.
LES ADIEUX. 91
« Oui, je te déteste! — reprit-elle, toute
pâle de ce baiser convuisif. — Je te hais
comme tout être fier, fait pour être libre, doit
haïr la destinée qui l'opprime. Tu es la mienne
depuis si longtemps! Le seras-tu toujours?
N'y aura-t-il pas un moment dans la vie où
tombera la chaîne que je porte?
— Crois-moi, Vellini, il y en aura un ! »
reprit Marigny sans étonnement, sans colère.
Couple étrange qui parlait ainsi, avec des
lèvres qui venaient de se joindre, — plus fabu-
leux, à ce qu'il semblait, que les monstres sur
le dos desquels il était assis !
« Ah! je ne te crois pas, — fit-elle; — n'ai-
je pas essayé cent fois de m'affranchir entière-
ment de toi? Toi aussi, n'as-tu pas essayé de
mettre en pièces ce lien funeste? Avons-nous
pu jamais, Ryno? N'est-il pas resté sur nous,
autour de nous, en nous, comme les nœuds
redoublés d'un serpent? Rien n'y a fait. Ni la
douleur venue par toi, ni le bonheur venu par
les autres. J'ai bien souffert de ton abandon,
quand tu m'as quittée pour des femmes plus
jeunes et plus belles; mais enfin je me suis
consolée. J'ai aimé aussi, ou du moins j'ai
tâché d'aimer aussi de mon côté comme tu
aimais. Eh bien, cette liaison brisée s'est
toujours renouée pour se briser et se renouer
encore ! Était-ce caprice? Était-ce habitude?
93 UNE VIEILLE MAITRESSE.
C'était quelque chose de plus ou de moins
que l'amour. Tu me revenais quand je t'at-
tendais, comme si nous avions deviné, moi,
ton retour; toi, mon attente! Aujourd'hui, tu
te maries à une jeune fille aimée. Moi, je suis
bien sûre de ne plus t'aimer. Et pourtant nous
voici tous deux à la même place que depuis
dix ans! Avant que tu ne fusses entré, j'avais
bien raison de dire au vicomte, qui croyait
me percer le cœur en m'apprenant ton
mariage, qu'il n'y avait point de dénoùment
possible à cette fatale et triste liaison!
— 11 faut pourtant qu'il y en ait un,VelIini,
— dit Marigny avec le ton résolu d'un homme
qui se reprocherait une faiblesse. — Si nous
avons cessé de nous aimer, du moins nous
sommes restés sincères. On ne trompe pas
quand on a l'àme un peu haute et quand
d'ailleurs on ne s'aime plus. Ce soir, Vel-
lini, j'étais venu pour faire ce que je n'ai pas
fait avec toi chaque fois que je t'ai quittée, pour
te dire un suprême et dernier adieu.
— La force de ton âme t'abuse, Ryno, — fit-
elle avec une foi désespérée, — si tu crois à des
adieux éternels. Tu me reviendras! Je te le dis
sans frémissement de joie, sans orgueil, sans
triomphante jalousie : tu passeras sur le cœur de
la jeune fille que tu épouses pour me revenir.
— Non, — dit-il, — non! Je sais ta puis-
'LES ADIEUX.
sance, Vellini; mais j'aime cette enfant chaste
et charmante, fille d'un monde défiant et qui
cependant s'est confiée. Je ne saurais l'exposer
à souffrir des douleurs immenses pour prix de
m'avoir aimé et choisi.
— C'est bien, — dit-elle; — c'est noble et
loyal à toi, que de penser cela. Mais combien
as-tu aimé de femmes depuis dix ans pour te
donner le droit de croire à la durée des mou-
vements les plus généreux de ton cœur?
— Ah! — répondit Marigny avec une pro-
fondeur exaltée, — je n'ai jamais aimé per-
sonne comme elle, pas même toi, Vellini, pas
même toi! Les sentiments que tu faisais bouil-
lonner dans mon cœur à vingt ans, elle les a
fait renaître dans un cœur de trente, vieux et
usé. Elle a ressuscité en moi la faculté d'aimer
et elle l'a rendue aussi fraîche, aussi abon-
dante, aussi pleine que dans les premiers
moments de la jeunesse et de la vie. Non! je
n'ai jamais aimé personne d'un pareil amour.
Les sens, l'imagination, le caprice, les besoins
du cœur qui ne meurent pas tous le même
jour, m'ont entraîné de bien des côtés diffé-
rents. Mais je gardais toujours une partie de
moi-même. C'était cette moitié qui te revenait,
Vellini ! Aujourd'hui, tout retour devient impos-
sible. Hermangarde m'a tout entier.
— Jurerais-tu de cela? — dit-elle avec un
94 UNE VIEILLE MAITRESSE.
sourire incisif dont il comprit la raillerie.
— Ah ! le baiser de tout à l'heure! — fit-il.
— Mais n'ai-je pas dit que je sais ta puissance,
ta puissance inouïe par moments, invincible,
étrange, inexplicable, qui n'est pas l'amour,
qui n'est même pas le souvenir de l'amour?
C'est cela même que je veux fuir, Vellini. Je
ferai mieux que ce sultan qui mettait un sabre
entre lui et sa maîtresse. Je mettrai entre nous
l'absence, — le meilleur glaive qu'il y ait pour
couper tous les liens du cœur.
— Eh bien, puisses-tu dire vrai, après tout!
— s'écria-t-elle. — Puissions-nous vivre éloignés,
toi heureux, et moi du moins hbre! Nous ne
devions pas nous aimer, tu le sais ; tant qu'il
a duré, notre amour n'a produit qu'orages, —
des ivresses folles et des angoisses infinies.
Qi-iand il a cessé, il nous est resté les angois-
ses ; et si d'anciennes et d'incompréhensibles
ivresses les ont parfois traversées, ah! que
nous les avons maudites! Quelle vie, mon
Dieu, nous avons menée ! rien entre nous n'a
été paisible. Tout a été trouble, querelle, in-
somnie. Pourquoi, Ryno, nous aimions-nous?
Nos âmes se choquaient à travers les embras-
sements de nos corps. Elles se ressemblaient
trop. Je suis aussi fière que toi, aussi impé-
rieuse que toi. C'est peut-être ce qui explique
cette trop longue intimité agitée et cruelle ;
mais si c'était là, Ryno, ce qui devrait l'éter-
niser? Peut-être me revenais-tu parce que ton
âme orgueilleuse n'avait pu abaisser la mienne,
et t'en retournais-tu de fatigue de n'avoir pu
la plier et la surmonter? Ah! ce qu'il te faut,
mon ami, c'est une femme douce et tendre
qui aime avec abnégation; c'est une âme sur
qui tu règnes et avec qui tu puisses te montrer
généreux.
— Je l'ai trouvée, — dit Marigny. — Je l'épou-
serai dans quelquesjours et je partirai avec elle.
— Adieu donc, Ryno ! — fit Vellini ; —
va-t'en, laisse-moi pour toujours. Tu vois, je
ne suis plus jalouse. Cette Hermangarde de
Polastron dont tu parles aveo l'enthousiasme
de tes jeunes années, m'inspire moins de ja-
lousie que cette comtesse de Mendoze que
peut-être tu n'aimais pas. J'ai le calme des
choses éteintes. Florinda perdio su jlor. Oui,
adieu, Ryno, tu peux partir. Tu as raison, s'il
est un moyen humain de clore une relation
qui a trop duré, c'est de s'éloigner l'un de
l'autre. Si tu restais, serait-il sûr que l'ennui
de ton âme ne te repoussât pas un soir chez
la triste Vellini? Nous reprendrions le joug
exécré. Hélas ! il m'est impossible de ne pas
croire que nous le reprendrons un jour. Tu
sais pourquoi ? — ajouta-t-elle, mêlant à son
regard profond un sourire.
()6 UNE VIEILLE MAITRESSE.
— Eh quoi ! toujours cette folie ? — dit Ryno.
— Oui, toujours ! mais, va ! ce n'est pas une
folie! » fit-elle avec un accent bas comme celui
de la destinée quand elle nous parle au fond
du cœur.
Elle n'avait plus le ton hautain qu'elle avait
pris avec le vicomte de Prosny. Elle exprimait
les mêmes sentiments, mais ce n'était plus
l'accent si ferme, la tête si droite. Elle était
revenue à la vérité de sa tristesse. Cœur fier,
elle n'avait point à cacher sa blessure à Mari-
gny. Elle pouvait montrer sa fatigue. Ne la
partageait-il pas? Ne souffrait-il pas du même
esclavage? N'était-ce pas de sa part, comme
de la sienne, la même ardente envie de s'en
affranchir ?...
Ce furent de longs et de froids adieux. Il
n'y eut ni larmes, ni étreintes, ni sanglots
étouffés, ni dernières caresses. Marigny était
redevenu l'amant d'Hermangarde. La beauté
instantanée de Vellini s'était perdue dans l'ac-
cablement de son âme. Elle n'avait plus aucun
prestige. Elle était désarmée jusque de cette
haine dont elle parlait, il n'y avait qu'un mo-
ment encore, tout en se cabrant sous un bai-
ser de feu. Elle était morne comme le dégoût.
Ramassée sur elle-même, sans pâleur éloquente,
sans vermillon à la joue, froncée, crispée, jaune
comme une feuille flétrie qui prend chaque
LES ADIEUX. 97
I
jour plus de poussière dans ses plis, la tempe
creuse, les lèvres rigides, les sourcils entassés
sur ses yeux sinistres, elle ressemblait à la
Maugrabine qui avait tant frappé l'imagination
de sa mère. L'impression qu'elle causait à son
ancien amant était glacée ; il ne la tenait plus
sur ses genoux, leurs bras s'étaient dénoués,
et ils étaient placés assez loin l'un de l'autre
sur le divan verdàtre, — sur ces hippogriffes,
symbole d'un caprice qui ne les enlevait plus
sur ses ailes !
Combien de temps demeurèrent-ils dans ce
silence, gros de pensées? ils ne le surent pas.
Mais la nuit s'avançant, Oliva, étonnée de ne
rien entendre venir de l'appartement de sa
maîtresse, entra et les vit debout, tous les
deux, auprès du feu qui s'éteignait. M. de
Marigny ramenait à ses épaules le manteau
tombé sur le divan. Il allait sortir. Quant à la
senora, elle était impassible.
« Eclairez M. de Marigny, — fit-elle à Oliva,
— et en revenant apportez-moi une cassette
de bois de santal, posée sur l'étagère de ma
chambre.
« Buenas tardés l — ajouta-t-elle dans sa
langue, comme elle disait à Marigny depuis
des années, chaque soir qu'il allait la quitter.
— Conque yamos ! » — répondit-il avec un ac-
cent qu'il tenait d'elle. Et, sans lui prendre
I. 1}
98 UNE VIEILLE MAITRESSE.
une main qu'elle ne lui tendit pas, il suivit
Oliva, dans une disposition singulière et en-
tremêlée que connaissent seuls les hommes
qui ont rompu avec ce qui fut longtemps la
vie et qui ne peuvent plus s'attendrir.
Oliva revint avec sa cassette.
« Rallumez le feu, » dit la sefiora, et elle
ouvrit le précieux coffret.
Elle en tira un médaillon enchâssé dans de
l'or. C'était un riche portrait de Marigny, porté
autrefois, mais qu'elle ne portait plus.
Le feu refîambait, grâce à Oliva.
Alors, avec un mouvement de panthère, la
Vellini précipita dans la flamme le médaillon,
portrait, or et tout. L'or fondit, mais comme
si la frêle image déjà dévorée n'eût pas brûlé
assez vite au gré de son brutal caprice, elle
saisit la barre de fer au foyer et frappa avec
furie la place où elle avait disparu, brisant,
écrasant, broyant les charbons enflammés.
Chose inouïe! elle redevenait belle. Dans l'em-
portement de son action, la tresse de ses che-
veux s'était détachée et pendait sur sa maigre
épaule. Le brasier dévorant était pâle en com-
paraison du feu qui lui sortait par les yeux.
Elle broyait... broyait. Pour un fait à peu
près pareil, lord Byron avait été jugé fou par
la sagace et raisonnable Angleterre; mais Oliva,
malgré ses cheveux d'or brûlant, n'était pas
LES ADIEUX. 99
Anglaise. Elle servait la senora depuis quatre
années, et elle lui laissa passer sa fantaisie
sans stupéfaction et en silence... Elle en avait
vu bien d'autres, sans doute...
o Senora, — dit-elle, quand la barbare eut
fini sa destruction, — M. de Cérisy vous attend
dans le salon.
— Qiie m'importe! — fit l'impérieuse Espa-
gnole. — Qii'il attende ou bien qu'il s'en aille,
je veux passer la nuit ici. — Et elle prit dans
l'écrin resté ouvert un petit flacon taillé à
facettes. Elle en souleva le bouchon et but d'un
trait ce qu'il contenait.
— Mais, senora, — dit la suivante, — il
s'impatiente depuis deux heures. Il vous a de-
mandée dix fois.
— Tant pis ! — dit-elle avec la fierté de la
délivrance ; — je suis libre, je n'obéis plus à
personne. » Et elle se coucha sur le divan.
L'orgueil trompait l'orgueil en elle, car à
qui — si ce n'est à elle-même — avait-elle
jamais obéi?
VI
LA CURIOSITÉ d'une GRAND'MÈR
E tous les bonheurs qui se payent, le
plus joli, le plus gracieux et le plus
pur, — mais aussi l'un des plus
chers, — c'est le bonheur qui pré-
cède le mariage, — qui le précède seulement de
quelques jours. C'est vraiment délicieux; rien
n'y manque, — pas même cette ombre de mé-
lancolie qui velouté le bonheur, comme cer-
tain duvet velouté les pêches, quand on se
retourne vers sa vie de garçon, du milieu des
bijoux et des bracelets qu'on achète, anneaux
symboliqijes, emprises pour deux! Chaque ma-
tin, on envoie pour soixante francs — ou davan-
tage, selon la saison — des plus belles fleurs à
sa promise, qui les effeuille en rêvant tendre-
I
TRIOSITE D UNE GRAND'MÈRE. IOI
ment aux dentelles de sa corbeille ; dernier
rayon de chevalerie, mourant sur des fleurs
qui vont mourir! dernier hommage que
les hommes égoïstes offrent encore à la femme
qu'ils aiment, — ou qu'ils n'aiment pas, — mais
qu'ils épousent !
Ce culte pieux rendu à la jeune vierge qui
va devenir une madone, M. de Marigny, l'un
des beaux de ce temps, le pratiquait avec une
ferveur d'amabilité d'autant plus grande qu'elle
prenait sa source dans un amour vrai. Ce que'
tant d'hommes froids font par bon goût, par
orgueil ou par un sentiment supérieur d'élé-
gance, il le faisait, lui, pour toutes ces raisons
et pour une autre qui est la meilleure, la rai-
son des cœurs bien épris. En dehors de l'a-
mour, il eût encore été, au point de vue du
monde et de ses appréciations, le plus char-
mant des fiancés, mais il aimait... et cet amour
donnait aux moindres détails une valeur infi-
nie, et transfigurait les bagatelles. Son senti-
ment, frémissant et contenu par ces barrières
de cheveux que l'on appelle les convenances, je-
tait sur toutes choses l'écume brillante de ses ar-
deurs dévorées, de ses docilités douloureuses.
Il attestait sa force par la souplesse de son
obéissance, et ne pouvant se parler dans les
bras, il se parlait aux pieds et il s'inventait
des langages pour remplacer cette grande lan-
UNE VIEILLE MAITRESSE.
gue qui lui manquait encore et dont il ne
devait prononcer les mots trop brûlants que
dans quelques jours. Aussi, à tout moment,
Ryno de Marigny entourait-il Hermangarde de
ces mille délicates attentions qui traduisent
l'idée fixe autour d'une femme en ravissantes
et légères arabesques, qui la chiffrent sous
chaque regard et sous chaque pas, et il mêlait
tellement son âme à ces soins officiels et obli-
gés pour tout homme du monde, et qui sont
si souvent les truchements d'un cœur qu'on n'a
pas, qu'on y sentait comme un avant-goût des
caresses. Les petits soins sont les grands pour
les femmes. Sachant mieux que les hommes
jouer avec leurs sentiments les plus sérieux
sans les diminuer, elles sont en général très
sensibles à l'expression d'un sentiment plein
de vigueur et de fougue qui ajoute à sa magie
celle de la légèreté et de la grâce. Cela était
vrai surtout pour la marquise de Fiers. Née
sous Louis XV, le Bien-Aimé, elle était plus
femme qu'une autre femme, et elle admirait
bien plus qu'Hermangarde, trop enivrée pour
rien discerner, les ressources de cet amour
toujours éloquent dans ses façons multiples de
s'exprimer et qui, Protée changeant et présent,
avait l'art des métamorphoses.
Et cependant, quoique sous le coup de ces
impressions sans cesse renouvelées, madame
LA CURIOSITÉ d'une GRAND'MERE. I0<
de Fiers gardait dans son cœur le souvenir
alarmé des paroles de madame d'Artelles! Elle
n'avait point agi encore vis-à-vis de son futur
petit-fils. Pourquoi avait-elle attendu? L'espoir
qu'elle avait eu d'abord de tout éclaircir et de
tout savoir était-il détruit? Y avait-elle renoncé?
Quand elle aurait voulu oublier les confidences
de son amie, elle ne l'aurait pas pu, avec une
femme aussi prévenue que la comtesse, qui
perpétuellement la harcelait, qui perpétuelle-
ment venait tendre sa toile d'araignée autour
d'elle avec la persistance de l'habitude, qui
lui promettait des renseignements certains sur
cette liaison toujours subsistante entre Vellini
et Ryno, qui ne les lui donnait pas, mais qui
allait toujours les lui donner. D'ailleurs, ma-
dame de Fiers ne se dissimulait point qu'une
telle liaison, si elle existait, exposerait Her-
mangarde à l'un de ces malheurs pour lesquels
le monde n'a que des plaisanteries cruelles ou
une fausse pitié. Madame d'Artelles, de son
côté, ne voyant pas venir ces renseignements
qu'elle annonçait à grands sons de trompe,
cornés journellement aux oreilles de son amie,
devait craindre que l'indulgente marquise ne
fût retombée tout doucettement sur le duvet
de sa première sécurité. Comme on l'a vu, le
furet de la comtesse d'Artelles, M. de Prosny,
avait fait une chasse malheureuse. Vellini n'a-
I04 UNE VIEILLE MAITRESSE.
vait donné aucune prise sur elle. Elle n'avait
montré ni amour blessé, ni ressentiment en
apprenant le mariage qui, selon les prévisions
de la comtesse et du vicomte, lui devait faire
pousser des cris d'aigle abandonnée ! Depuis
sa première visite, M. de Prosny était retourné
chez la créature^ comme disaient ces aristo-
crates de naissance et d'hypocrite moralité;
mais avec sa taquine finesse, le tact animal de
la femme, qu'elle possédait à un degré très
éminent, la créature avait dépisté le très noble
et le très rusé vicomte. Il ne savait pas la rup-
ture consommée de gré à gré entre les deux
amants. « Marigny — disait-il à madame d'Ar-
telles et à madame de Fiers qui lui laissaient
son franc parler — aura donc une jeune femme
et une vieille maîtresse. J'ai connu de ces pa-
lais blasés qui revenaient au piment, après
avoir mangé des ananas. » Ces dames se
récriaient à ces horribles paroles, mais elles
étaient une raison de plus pour que la mar-
quise de Fiers prît enfin une résolution.
Elle la prit en femme d'esprit et de cœur
qu'elle était. Elle abandonna ce système de
ruses, d'espionnage, de fausse finesse, qui avait
tenté madame d'Artelles, et elle pensa qu'il va-
lait mieux aller droit à la difficulté et vivement.
Elle s'arrêta à ce qu'il y avait de plus simple,
et abandonna sans efforts toutes les petites
LA CURIOSITÉ d'une GRAND'MÈKE. lO^
I
complications; agissant, en cela, comme les
plus grands diplomates, qui, contrairement à
la réputation qu'on leur fait, ne rusent pres-
que jamais, mais l'emportent, dans toute
affaire, par la netteté de leur décision. Au
fond, elle estimait beaucoup M. de Marigny,
sans raison tirée des faits extérieurs, mais d'in-
tuition, de pressentiment, à la manière des
femmes qui ont du tact. Sur des organisations
d'un ordre élevé, Marigny ne manquait jamais
d'agir avec une énorme puissance. Il n'avait
d'ennemis que les gens vulgaires. Même physi-
quement, il les choquait. Oh! mon Dieu, oui!
il les choquait, ces délicats! Il fallait les
entendre. On le critiquait dans sa mise, dans
sa physionomie, dans sa personne extérieure, —
la pire critique pour les gens du monde. Qvioi
d'étonnant? Avec les mœurs égalitaires et
jalouses de notre temps, il y a des physiono-
mies qu'on voudrait briser comme une cou-
ronne. C'est de la royauté de droit si divin
pour cette plèbe qui n'y croit plus! M. de
Marigny avait l'éclatant malheur et le danger
d'une de ces physionomies réparties non seu-
lement dans les traits de la face, mais dans le
corps, les attitudes, l'être tout eVitier. Aussi,
qu'on écoutât les commères, mâles et femelles,
qui imposent leur jargon aux opinions des
salons de Paris, que ne disait-on pas de lui?
106 UNE VIEILLE MAITRESSE.
Le voile diaphane et brun délicatement lamé
d'or de la moustache orientale qui lui retom-
bait sur la bouche, cachait mal le dédain de
ses lèvres! Ses cheveux, qu'il portait longs et
qu'il soignait avec un culte indigne d'un
homme d'esprit, répétaient gravement les cail-
lettes, donnaient une expression trop théâtrale
à cette figure où les clartés de l'intelligence
se jouaient dans l'ombre creusée des méplats!
Enfin, ses yeux, — la seule chose qu'il eût vrai-
ment belle, — ses yeux qui avaient soif de la
pensée des autres comme les yeux du tigre
ont soif de sang, étaient par trop insolemment
immobiles! Tout cela n'était pas genîleman-like,
sifflaient les linottes du dandysme, du haut de
la cravate où perche leur insignifiance. Mais les
femmes savaient une réponse... une réponse
qu'elles ne faisaient pas. Comme la fille de la
Fable, elles aimaient cet amoureux à longue
crinière. Elles avaient vu tant de fois se tourner
vers elles, humbles et caressantes, ces dures pru-
nelles fauves qui, dans leurs paupières sillonnées
et lasses, avaient la lumière rigide et infinie du
désert dont le vent a ridé les sables. Pour peu
qu'elles sortissent de la ligne commune, elles
subissaient l'influence de la force aimantée
qu'il y avait en Marigny. Il avait vécu ici et là.
Brouillé, on ne savait trop pourquoi, avec sa
famille, il avait disparu de Paris à plusieurs
LA CURIOSITÉ d'une GRAND'MÈRE. 107
reprises, puis il y avait reparu. Sa vie était
donc comme un gouffre. On n'y voyait pas
très clair. Le fond de ses sentiments était un
autre abîme; mais à travers ces obscurités, on
reconnaissait en lui cette puissance qui vaut
mieux que l'emploi qu'on en fait. Semblable à
tous les ambitieux trompés par la vie, à toutes
les âmes fortes dépaysées par les circonstances,
il s'était rejeté à des dédommagements qui
n'en sont plus, l'ivresse passée; mais sous les
mollesses oisives du libertin, un observateur
aurait vu un de ces hommes, comme l'a dit
Shakespeare, dans lequel chaque pouce est un
homme. Madame d'Artelles, qui se piquait de
jugement, avait montré assez de coup d'œil
lorsqu'elle avait dit qu'avec les femmes il
n'était qu'un ambitieux déplacé, un conqué-
rant plus pour l'exercice du pouvoir que pour
les jouissances de l'amour. Mais ce qu'elle
n'avait pas vu avec la même pénétration, c'est
que dans cet ambitieux de la race de César, il
y avait aussi des entrailles. Comme Macbeth,
il avait sucé le lait de toutes les tendresses
humaines. C'était un homme grand, mais
après tout un homme, et non pas un de ces
dieux d'airain comme en forge la poésie
moderne et qui ne sont pas plus vrais, selon
nous, que les magots de la Chine ou les
pagodes en porcelaine du Japon.
I08 UNE VIEILLE MAITRESSE.
La marquise de Fiers ne confia point à son
amie le projet qu'elle avait formé de s'ouvrir
franchement à M. de Marigny, au nom du
bonheur d'Hermangarde. Seulement, un jour,
elle annonça qu'elle irait à l'Opéra la pre-
mière fois qu'on jouerait Guillaume Tell, et elle
dit à Marigny : « Vous nous conduirez. » Pour
les habitués de l'hôtel de Fiers, ce projet
d'Opéra fut presque un événement. Depuis
longtemps, en effet, la marquise avait renoncé
à tous les spectacles. Elle aimait mieux veiller
et causer chez elle. Les spectacles ne peuvent
plaire qu'à deux sortes de femmes : les très
belles qui s'y montrent, et les très indolentes
qui n'y vont que pour écouter et rêver. Or, la
marquise n'était plus dans la première caté-
gorie de ces femmes-là, et elle n'avait jamais
été dans la seconde. « Mes enfants, — dit-elle à
Marigny et àHermangarde — jeveux, avant votre
mariage, montrer votre bonheur à tout Paris. »
Ce prétexte aimable avait pour motif le désir
et l'espoir de rencontrer à l'Opéra la senora
Vellini, dont le vicomte de Prosny disait des
choses si étranges. La fille d'Eve que la vieil-
lesse ne tue pas, mais concentre, la fille d'Eve,
curieuse jusqu'au bout, se posait intérieurement
cette question qui a un sexe : « Comment a-t-elle
régné? Par quels moyens règne-t-elle encore?»
Une femme comme la niarquise, à l'analyse
LA CURIOSITÉ d'une GRAND'MÈRE. 1 09
microscopique et foudroyante, voit bien des
choses où les hommes ne voient rien du tout.
Elle tenait à les voir. De plus, elle observerait
Marigny auprès d'Hermangarde dans le hasard
de ce vis-à-vis et de cette rencontre avec une
ancienne maîtresse. Enfin, dans tous les cas,
après l'Opéra, elle ramènerait M. de Marigny
à l'hôtel de Fiers, et quand mademoiselle de
Polastron serait rentrée chez elle, une explica-
tion commencerait.
Il n'y eut de tout le projet que l'explication
qui fut réalisée. Le soir où Paris admirait la
belle Hermangarde de Polastron à côté de son
amoureux fiancé, dans la loge de madame de
Fiers, Vellini n'était point à l'Opéra. Le
vicomte de Prosny tourna en vain ses jumelles
dans tous les sens, et mieux, appliqua, pendant
les entr'actes, son œil vert et son long bec
jaune à la vitre de toutes les loges, il n'aperçut
pas la senora et ne put montrer à la curieuse
marquise cette petite femme, qu'avec le rire du
vice il appelait \e jlacon de -poivre rouge de M. de
iW^ing-n)'. Plus heureux qu'il ne méritait, — comme
l'aurait dit madame d'Artelles, — M. de Marigny
n'eut pas à redouter l'observation la plus aiguë
et put savourer à son aise la beauté de cette
femme qui s'épanouissait à ses côtés, pudique
et heureuse. Il sentait alors quel triomphe
c'est pour un homme fier que d'épouser une
UNE VIEILLE MAITRESSE.
jeune fille objet des vœux de tous, et d'incliner
vers soi la balance où sont versées la beauté,
la jeunesse, la fortune et l'éclat d'un nom,
avec le simple don du ciel qui fait qu'on vous
aime. Un sentiment d'un autre ordre s'ajoutait
encore à celui-là. Sous la compression de ces
mille regards d'une salle entière qui montaient
ou descendaient vers lui de toutes parts, son
amour contenu fermentait dans sa poitrine et
la gonflait de ses bouillonnements captivés.
Ah! ne craignons pas de l'avouer! nous avons
tant besoin de témoins dans la vie, que le
monde est souvent un miroir concentrique qui
renvoie l'amour dans nos cœurs avec des feux
de plus. Hermangarde l'éprouva aussi, ce soir-
là. Elle aussi se couronna des sensations dont
elle vivait. Il ne fut parlé que de sa beauté
dans toutes les loges. Elle avait une robe de
satin bleu pâle dans les profils miroitants de
laquelle le jeu des lumières frémissait, et du
sein de tout cet azur, — la vraie parure des
blondes, — elleétalait le candide éclat, la souple
et douce majesté d'un cygne vierge. La rêverie
de ses yeux limpides, la netteté de son profil
de bas-relief antique auraient pu l'exposer au
reproche de froideur qu'encourt la trop grande
perfection ; mais le vermillon de ses joues,
aussi éclatant que la bande écarlate de ses
lèvres, montrait assez que, sous le marbre
LA CURIOSITÉ d'une GRAND'MÈRE. III
éblouissant de blancheur, il y avait un sang
vivant qui ne demandait qu'à couler pour la
gloire de l'amour. Sa physionomie n'exprimait
pas la gaieté, pleine d'éclairs, de certaines
femmes heureuses, mais une ivresse profonde,
accablée, qui ployait ce front taillé, à ce qu'il
semblait, d'un seul coup de ciseau! Influence
des sentiments les plus vainqueurs! Cette
svelte fille, cette belle guerrière, comme dit
Shakespeare, de Desdémone, avait les mouve-
ments appesantis des êtres qui succombent
sous la plénitude de leur propre cœur... Il y
eut certainement, dans cette salle de l'Opéra,
qui n'a cependant pas été bâtie pour que les
prudes y chantassent leurs vêpres, des mots
animés et piquants contre le bonheur trop
voyant de mademoiselle de Polastron. En effet^^
il avait, ce soir-là, une expression si sublime
qu'on dut le trouver indécent.
Marigny, plus fort, — moins aimant peut-être,
— portait plus légèrement le sien. En présence
de cette salle qui l'enviait et le haïssait, il ne se
posa ni en Juan, ni en sultan, ni en Titan. Il
ne voyait que sa fiancée et il ne s'occupait que
de la vieille marquise. II fut parfait de tenue
simple et mâle. Amoureux qui résolvait le
problème de l'impossible : il restait convenable,
comme dit le Monde, quand il était fou de
bonheur, comme dit l'Amour.
UNE VIEILLE MAITRESSE.
Cette soirée ne fut bonne que pour lui et
pour elle. Madame de Fiers, un peu fatiguée,
avait attendu vainement à chaque acte l'arrivée
de Vellini. M. de Prosny lui avait indiqué la
loge où elle se montrait d'ordinaire. La mar-
quise vit avec plaisir que les yeux de Marigny
ne se tournèrent pas une seule fois vers cette
place vide. Mais un si faible détail ne calmait
pas son inquiétude. Elle était préoccupée de cette
explication qu'elle allait provoquer; elle trem-
blait pour Hermangarde, pour Marigny, pour
elle-même; car elle avait mis sur ce mariage sa
dernière pensée, le bonheurde sesderniersjours.
Le spectacle fini, ils retournèrent tous, ex-
cepté le vicomte, à l'hôtel de Fiers. QLiand la
marquise eut retrouvé son grand fauteuil dans
le boudoir et qu'ils eurent parlé quelque temps
encore de leur soirée, elle dit tout à coup à
Hermangarde :
« Il faut te retirer, ma chère enfant, j'ai à
causer avec M. de Marigny.
— Vous me cachez donc tous deux quelque
chose? — fît Hermangarde, avec le demi-sourire
d'une femme qui se sent aimée et qui devine
qu'on va parler d'elle et s'occuper de son bon-
heur.
— Peut-être bien, — reprit la marquise
avec sa gracieuse finesse. — Viens donc m'em-
brasser, ma chère enfant, et laisse-nous. »
LA CURIOSITÉ d'une GRAND'MÈRE. Il]
Alors, tout à la fois avec un geste plein de
noblesse et d'enfantillage, Hermangarde plia
le genou sur le coussin, brodé par elle, qui
soutenait les pieds de sa grand'mère, et elle
tendit le front à la marquise qui l'embrassa
avec une tendre effusion.
« Ne va pas être jalouse, petite, — dit
madame de Fiers, — et vous, — continua-t-
elle, en se tournant vers Marigny qui admirait
silencieusement la pose charmante de made-
moiselle de Polastron, offrant sa tête dorée à
la lèvre maternelle, et dont le col incliné.
luttait de suave éclat avec le mantelet d'her-
mine qu'elle n'avait pas détaché, — et vous,
je vous permets de l'embrasser, là, sur le
front. »
Et elle toucha l'entre-deux des longs sourcils
de sa petite-fille, si ouverts par la confiance de
la vie.
Marigny se pencha et obéit avec transport.
Il sentit le beau front de marbre qu'il touchait
pour la première fois, résister d'abord, puis
s'affaisser en arrière sous ce baiser. Qiiand il
se releva, le marbre blanc était devenu rose,
et la jeune fille troublée cachait son émotion
dans ses mains.
« Bonsoir donc, maman, — dit-elle bien
vite après un silence, en quittant les pieds de
sa grand'mère. Elle n'hésitait plus à partir!
M
114 UNE VIEILLE MAITRESSE.
Après la plus innocente caresse, les jeunes
filles aiment tant à se plonger dans la rêverie!
La pudeur et l'amour l'entraînaient du même
côté et lui créaient un besoin de solitude.
Elle emportait assez de bonheur pour son
insomnie, dans le souvenir de ce premier
baiser!...
« Et V0U5 ai/55/, bonsoir! » — dit-elle lentement
à Marigny, en veloutant ce vous de toutes les
tendresses de son âme, et elle lui tendit avec
mélancolie le bouquet de violettes de Parme
qu'elle avait respiré tout le soir.
Puis elle disparut dans la pénombre mysté-
rieuse de la lampe, sous les draperies de la
portière, blanche et bleue et toute vaporeuse,
malgré le mantelet de fourrure qui rappelait
le Nord, et qu'elle portait avec tant de légè-
reté sur son corsage de Walkyrie.
o Merci, ma mère! » — dit alors Marigny,
oppressé de bonheur et de reconnaissance, en
prenant la main de madame de Fiers.
Mais elle, changeant subitement de ton et
de physionomie et le regardant de ses beaux
yeux frais encore et animés d'une pénétration
lumineuse :
« Si c'était le baiser d'adieu ? — dit-elle,
réfléchie, presque sévère, à Marigny qui ne
comprit pas.
« Oui, si c'était le dernier baiser, — reprit-
LA CURIOSITÉ d'une GRANDMÈRE. II5
elle; — si vous ne deviez plus revoir Herman-
garde ; si maintenant tout était fini entre
vous ?... »
Ryno de Marigny était debout. Il tenait à la
main le bouquet de la belle Hermangarde. Il
eut la faiblesse de devenir pâle en entendant
parler ainsi la marquise de Fiers.
« Vous qui avez accepté d'être ma mère, —
dit-il gravement, — pourquoi cette supposition
cruelle ? Ne m'avez-vous pas donné Herman-
garde ? et ce que vous avez lié, qui peut le
délier, excepté vous ? »
Ce peu de paroles rappela la marquise au
sentiment de la position qu'elle avait créée.
« Vous avez raison, — répondit-elle, — pas
même moi !... il est trop tard ! Mais écoutez-
moi, Marigny. Je suis votre vieille amie. Je
vous ai choisi pour mon petit-fils, malgré les
préventions de tous. Dernièrement, ces préven-
tions ont pris un si effrayant caractère ! On
m'a raconté de ces choses qui mettent en un
péril si certain le bonheur de ma pauvre Her-
mangarde, que j'ai résolu de tout vous dire
pour que vous puissiez me rassurer.
— Parlez, — dit-il avec un calme qui parut
de bon augure à la marquise, en croisant ses
bras par-dessus le bouquet de violettes de
Parme qu'il mit sur son cœur.
— Répondez-moi donc franchement, — >
Il6 UNE VIEILLE MAITRESSE.
reprit-elle. — Vous avez été ce que le monde
appelle un libertin ; mais vous avez le cœur
plus élevé que les mœurs. J'ai toujours eu
confiance en vous, Marigny. Est-il vrai que
vous connaissiez intimement une fille nommée
Vellini, une espèce de femme entretenue, que
sais-je, moi ? et que vous viviez avec elle
depuis dix ans ?
— Oui, — dit Marigny, — cela est vrai.
Cette femme a été longtemps ma maîtresse,
mais elle ne l'est plus.
— Mais vous la voyez toujours ! — dit la
marquise. — Mais on m'a dit que quand vous
n'êtes pas ici, vous êtes chez elle ! Mais je
connais trop la nature humaine — ajouta-t-elle
finement — pour ne pas savoir que se voir tou-
jours, c'est encore s'aimer! Y a-t-il longtemps
que vous n'êtes allé chez cette Vellini ?
— J'y suis allé il y a trois jours, — dit
Marigny, — et même j'ai rencontré M. de
Prosny qui en sortait. Comme j'ai pénétré
l'opposition très acharnée à mon mariage de
madame la comtesse d'Artelles, je me suis bien
douté que le vicomte, qui ne voyait plus Vel-
lini depuis longtemps, était revenu chez elle
dans de certains desseins contre moi. Je n'ai
pas eu peur, pour deux raisons : — ajouta-t-il
avec une confiance dont il eut l'art de ne pas
faire une fatuité, — la première, parce que
I
LA CURIOSITE D'UNE GRAND'MÉUE. II7
VOUS êtes la meilleure comme la plus spiri-
tuelle des femmes; la seconde... parce que
mademoiselle de Polastron a la bonté de
m'aimer.
— Comme il sent sa force ! — pensa la
marquise. — Mais, — dit-elle avec le ton léger
que les femmes de la bonne compagnie mêlent
sans inconvénient aux choses les plus graves,
— si la meilleure et la plus spirituelle des
femmes, à qui vous venez d'avouer une liaison
de dix ans, ne croyait pas que cette liaison est
finie puisque vous et cette fille n'avez pas
cessé de vous voir, que pensez-vous que ferait
cette meilleure et cette plus spirituelle des
femmes, monsieur de Marigny ?
— Elle me ferait injure, voilà tout ! —
répondit-il avec une expression superbe. —
Qviand je donne ma parole d'honneur à
madame la marquise de Fiers, à la grand'mère
de mademoiselle de Polastron, que Vellini
n'est plus ma maîtresse, je dois être cru ou je
suis donc soupçonné de lâcheté ?
— Eh bien, je le crois! — dit la marquise;
— mais depuis quand ne l'est-elle plus?
— Depuis longtemps ! — répondit-il . —
Mais pourtant, il faut nous entendre...»
Et il roula un fauteuil près de la marquise,
et s'assit.
« Je veux être d'une entière bonne foi, —
Il8 UNE VIEILLE MAITRESSE.
reprit-il. — Vous êtes trop au-dessus des autres
femmes pour blâmer une sincérité que vous
avez invoquée. Je dis bien. Depuis longtemps
Vellini n'est plus ma maîtresse. Nous avons
rompu loyalement, d'un commun accord, en-
traînés l'un et l'autre par des sentiments nou-
veaux. Cela eut lieu bien avant que j'eusse
rencontré mademoiselle de Poiastron dans le
monde; mais si je disais que parfois l'habitude
me repoussant chez une femme, autrefois aimée,
je ne sois pas retombé pour une heure sous
les brûlantes impressions du passé... oh ! alors,
oui... je mentirais !
— Je comprends cette distinction et je
l'admets, — dit la marquise, — mais ni pour
Hermangarde ni pour le monde, elle n'est
admissible. Avec ou sans amour, cette fîlle,
mon ami, est toujours votre maîtresse. »
Et elle ajouta, avec un bon sens exquis et
mûri à la pratique de la vie :
a Le mal, le danger sont bien moins ici
dans les sentiments que dans la position.
— Vous avez raison, — dit Marigny, —
mais la position est détruite. Le jour où M. de
Prosny m'a rencontré dans l'escalier de Vel-
lini, j'allais lui faire d'éternels adieux et lui
dire que je ne la reverrais jamais.
— Et pourquoi n'avez-vous pas commencé
par là, mon enfant ? — s'écria la marquise
I
lA cuR^osITÉ d'une grand'mère. 119
en lui tendant la main avec une vivacité rajeu-
nie.— Combien vous m'auriez soulagée ! Vous
avez noblement agi, de votre chef, sans autre
inspiration que la vôtre, et dans des circons-
tances où cette seule manière d'agir a une
signification et une valeur. Par exemple, je
vous aurais dit, moi : « Il faut ne plus revoir
cette fille », et vous me l'eussiez promis, que
je n'aurais pas été sijre de vous. Les passions
que l'on croit mortes, ne sont parfois qu'as-
soupies ! Il y a des retours si singuliers! Enfin
j'aurais pu croire à une condescendance. Au
lieu de cela, vous avez agi seul et je n'aurais
même rien su de votre loyale conduite, si je ne
vous avais parlé la première de cette Vel-
lini.
« Me voilà donc tranquille pour ma pauvre
enfant, — reprit-elle après un court silence. —
Je suis maintenant bien assurée de votre
amour pour elle ; mais vous, Marigny, êtes-
vous certain que cette fille ne fera pas quelque
éclat en apprenant votre mariage? La comtesse
d'Artelles et M. de Prosny m'ont effrayée de
toutes manières... Ils ont combiné, pour me
faire peur, le ridicule et le chagrin.
— Ils ne connaissent pas Vellini — répon-
dit-il — s'ils pensent réellement à quelque
éclat. Vellini est la plus fière des femmes.
Qvioiqu'on puisse reprocher à l'ensemble de
I
UNE VIEILLE MAITRESSE.
sa vie, quoique le monde la condamna et la
flétrisse, c'est une créature estimable à bien
des égards. Et d'ailleurs, ne puis-je même vous
donner toutes les garanties contre elle en
m'éloignant de Paris? Je lui ai dit que j'allais
partir. Notre projet, comme le vôtre, marquise,
est de passer les premiers mois de notre
mariage à la campagne, dans une de vos
terres. Eh bien ! nous n'en reviendrons que
quand vous l'aurez ordonné.
— Ah ! vous me comblez de joie, Marigny,
— dit M""* de Fiers, — mais vous me faites riche
de trop de sécurités. Ce que vous me dites du
caractère de cette Vellini est bien assez pour
moi. Je n'aurai point la barbarie de grand'-
mère — devenue la geôlière de la fidélité que
l'on doit à sa petite-fille — devons retenir loin
de ce Paris que vous aimez.
— Je n'aime qu'Hermangarde, — fit Mari-
gny, — - mais je sens la nécessité de m'éloigner
quelque temps. Quoique tout soit bien fini
entre Vellini et moi, le voisinage d'une telle
femme n'est bon pour personne ; mais moi
plus qu'un autre, marquise, je dois le craindre
et l'éviter. »
Ryno de Marigny prononça ces derniers
mots avec une expression si profonde, il était
si pâle dans la lumière verte de la lampe,
abritée sous son abat-jour, que les curiosités
LA CURIOSITÉ d'une GRAND'MÈRE. 121
féminines de la marquise de Fiers, excitées
par les propos du vieux Prosny, se remirent à
siffler en elle comme des couleuvres réveillées.
Elle ne put s'empêcher de voir dans les paroles
de Marigny la plainte d'une âme dominée par
une espèce de fatalité.» Qiie fut donc — pensa-
t-elle — cet amour étrange dont les souvenirs
épouvantent et attirent un homme aussi fort
que Marigny, femme par les nerfs et la mobi-
lité, homme par les muscles et le caractère, et
d'ailleurs distrait par une passion nouvelle et
grande ? » Comme tous les êtres qui ont beau-
coup vécu, elle avait vu les empiresde l'amour
s'écrouler en poussière bientôt évanouie. Femme
charmante et habile, avec les ambitions les plus
légitimes de la vanité et du cœur, elle avait
régné aussi, et non seulement elle savait la
difficulté des longs règnes, mais combien peu
dure, dans la mémoire des hommes, le respect
des pouvoirs détruits. Vellini lui revenait à la
pensée, cette Vellini qu'elle avait attendue
vainement un soir à l'Opéra, et que, liée par
les convenances du monde, elle ne verrait
peut-être jamais.
« Dieu ! qu'il faut que vous l'ayez aimée
pour la craindre encore ! — lui dit-elle avec
une portée insidieuse, pleine de mille ques-
tions. — Qii'ils disent ce qu'ils voudront, ma-
dame d'Artelles et le vicomte, cette fille m'inté-
I. i6
UNE VIEILLE MAITRESSE.
resse, maintenant que je ne la crains plus.
J'aurais désiré la rencontrer à l'Opéra. Savez-
vous que j'y suis allée un peu pour elle?...
C'est tout simple. Les femmes n'existent que
par l'amour. Celle qui s'est fait aimer dix ans,
a fait preuve d'une puissance dont on espère
saisir le mot sur son front.
— Vous auriez peut-être été bien surprise,
— fit Marigny en souriant. — Vous êtes plus
spirituelle que les autres, et par cela seul
auriez-vous vu davantage ; mais ce qui est
certain, c'est que Vellini ne justifie pas, aux
yeux de la plupart, l'immense empire qu'elle
exerce sur quelques-uns.
— Vous qui avez été de ces derniers, — dit
la marquise, — vous avez donc été furieuse-
ment victime ! Vous victime, monsieur de
Marigny ! c'est incroyable après tout ce qu'on
dit de vous !
— Mon Dieu ! — dit Marigny, — c'est
comme cela. Seulement, nous l'avons été tous
deux, à tour de rôle. Elle ne l'a pas été plus
que moi, moi plus qu'elle. Ce serait une triste
histoire à raconter.
— Racontez-la-moi, — fît-elle avec les deux
yeux allumés de la convoitise intellectuelle.
— A quoi bon ? — répondit-il.
— Si ! — dit-elle, — ce sera de la confiance;
tout ce qu'on peut avoir pour une vieille
LA CURIOSITÉ d'une GRAND'MÉRE. 123
femme comme moi, tout ce qui reste à donner
à une amie qui sera votre grand'mère dans
quelques jours. Faites-moi connaître votre passé
et cette Vellini. Je n'en jugerai que mieux le
mari choisi pour Hermangarde. J'aime à veiller.
Racontez-moi cela.
— Puisque vous l'exigez, je le veux bien, »
dit Marigny.
La pendule marquait près d'une heure. La
marquise mit le coude sur le bras de son fau-
teuil et prit son menton dans sa main droite.
L'attention respirait dans toute sa personne.
Heureuse vieille, curieuse comme si elle avait
été jeune ! et pour qui l'amour avait l'intérêt
qu'a pour les grands artistes le genre d'art
qu'ils ne cultivent plus et qui dans leur temps
les fît maîtres.
VII
UNE VARIÉTÉ DANS L AMOUR
la quittai
ous connaissez ma famille, — dit
Marigny; — vous savez quelle
place elle a tenue dans l'ancienne
aristocratie. Lorsqu'à vingt ans je
brusquement pour aller vivre à ma
fantaisie, vous savez quel éclat ce fut dans ma
province et dans votre faubourg Saint-Germain,
où mon père avait conservé beaucoup de rela-
tions. Vous n'avez pas essayé d'en savoir
davantage. Vous avez eu la distinction rare de
ne jamais me faire sur ce point la moindre
question. Cent femmes qui m'eussent donné
leur fille, comme vous m'avez donné la vôtre,
m'auraient demandé le détail d'une rupture et
VARIÉTÉ DANS L AM(
d'un éloignement que je crois maintenant
éternels. Grâce à une intelligence qui juge les
choses et les personnes en elles-mêmes, vous
ne vous êtes jamais inquiétée de ce qui a tou-
jours prévenu contre moi les esprits les plus
bienveillants. Dans tout ce que vous avez fait
pour moi, c'est ce qui m'a le plus touché.
Comme vous l'avez rappelé toute l'heure, vous
avez eu foi en Ryno de Marigny, malgré les
circonstances, malgré sa réputation, malgré les
dissipations et les torts réels de sa vie; car j'en
ai eu, sans doute: je ne m'épargne pas de
sévères jugements. Vous avez donc, ma véri-
table mère, créé en moi un sentiment ana-
logue à celui que Mahomet exprimait quand il
disait de Khadidja : « J'ai aimé des femmes
plus jeunes- et plus belles, mais personne
comme elle, car elle croyait en moi alors que
personne n'y croyait. »
Ryno de Marigny avait l'accentuation fort
éloquente. Les plus simples paroles prenaient
en passant dans sa bouche des vibrations extra-
ordinaires. Ce commencement de son récit
toucha jusqu'aux larmes la marquise, qui lui
donna sa main à baiser. Elle éprouvait le meil-
leur plaisir des belles âmes, — la conscience
d'avoir été généreuse et d'avoir créé une affec-
tion dans un noble cœur, avec une générosité.
Marigny poursuivit après un silence :
136 UNE VIEILLE MAITRESSE.
a Rien de plus simple d'ailleurs que mon
éloignement d'une famille qui ne comprenait
rien à ce que j'étais et à ce que je pouvais
devenir. Elle m'avait blessé dans mes ambitions,
dans mon orgueil, dans tout ce qui fait la force
de la vie plus tard. Je la quittai respectueux,
mais ferme, mais décidé à ne plus m'appuyer
que sur moi. J'étais bien jeune alors. Une édu-
cation compressive avait pesé sur moi sans me
briser. QLiand j'ôtai mon éme de cette cami-
sole de forçat, le bien-être des fers tombés me
saisit comme une ivresse. Cela suffirait à expli-
quer la vie dissipée dont j'ai vécu. Un oncle,
le chevalier de Marsse, que vous avez connu
et qui, ancien cadet de famille, n'avait pas
grand'chose, me donna pourtant tout ce qu'il
avait, parce qu'il était mon parrain. Si peu que
ce fût, ce peu garantissait mon indépendance
pendant quelques années. Du reste, les chances
de la vie ne m'effrayaient pas. Je suis naturel-
lement aventurier. Ce mot-là révoltait l'autre
jour la comtesse d'Artelles, lorsque je me l'ap-
pliquais. Il n'en est pas moins vrai. Je l'ai été
dans ma vie. Je le suis dans mes facultés.
J'aime les périls et les anxiétés cachés au fond
des choses inconnues et des événements incer-
tains. Toutes les difficultés m'attirent, et c'est
peut-être cette disposition qui m'a fait aimer
Vellini.
UNE VARIÉTÉ DANS L'AMOUR. 127
« C'est à elle que je veux arriver. Je n'ai
point à entrer avec vous dans tous les détails
de cette portion de ma jeunesse écoulée avant
de la connaître. Si jamais vous en étiez curieuse,
je vous les dirais, mais à quoi cela servirait-il ?
J'ai été ce que sont la plupart des caractères
passionnés dans un temps comme le nôtre.
J'ai dépensé une grande activité dans de grands
désordres... Ne m'avez-vous point d'ailleurs
absous de tout cela en me prenant pour votre
fils?... »
Il s'arrêta, comme ne voulant pas pousser
plus loin cette analyse personnelle que d'ordi-
naire on aime tant à prolonger. Était-ce bon
goût chez lui ou raison plus grave qui le faisait
être si sobre tout en se peignant? Il reprit :
« C'est au plus épais de cette vie excessive
que je rencontrai Vellini. Je revenais de Bade
en 18.. à la fin de l'été. J'y avais passé le
temps comme on l'y passe, quand on a le goût
des femmes et du jeu. J'y avais été très heu-
reux de toutes les manières. Rien ne manquait
à ma gloire de jeune homme, et vous savez,
marquise, de quels éléments cette gloire est
faite. J'étais alors dans la disposition lassée qui
est la suite des plaisirs violents. J'éprouvais les
mortes langueurs du dégoût. Je ne pensais pas
qu'une passion viendrait me tirer du gouffre
où j'avais roulé d'excès en excès. D'ailleurs,
138 UNE VIEILLE MAITRESSE.
j'avais déjà aimé. Je n'avais pas cette virginité
de cœur que l'on garde parfois au milieu des
désordres de la jeunesse. Des circonstances
inutiles à rappeler avaient fait de mon premier
amour une cruelle et longue souffrance, guérie
à la fin, mais dont l'expression toujours pré-
sente affermissait la réflexion de mon esprit
contre le danger des affections passionnées. Je
pensais n'avoir plus rien de pareil à redouter.
Dans toutes les liaisons que j'avais eues depuis,
les sens, l'imagination, le caprice, la vanité
m'avaient dominé, ensemble ou tour à tour,
mais jamais l'amour n'était revenu effleurer
mon àme. Au sein des intimités les plus
ardentes et les plus tendres, elle était restée
froide, inébranlable, presque calculatrice. C'est
probablement cela, marquise, qui m'a valu
cette réputation de roué que vous font les
femmes dont on n'est pas assez épris. Je pen-
sais qu'il en serait toujours ainsi. Je ne doutais
pas que ma vie de cœur ne fût finie, lorsque
la circonstance la plus inattendue et la plus
simple vint me donner le plus éclatant
démenti.
o Un soir, en sortant de l'Opéra, je rencon-
trai un de mes nombreux amis de cette époque
qui m'invita à souper pour le lendemain.
C'était le comte Alfred de Mareuil, que vous
avez connu et qui est mort en duel, il y a cinq
UNE VARIETE DANS L AMOUR. 12Çf
ans. De Mareuil était très riche, comme vous
savez, et c'était l'un des plus aimables et des
plus spirituels vicieux de Paris. Il revenait
d'Espagne, et je ne l'avais pas vu depuis son
retour. 11 me dit qu'il avait rapporté de son
voyage une foule de curiosités qu'il désirait me
faire admfrer.a L'une des plus rares, — ajouta-t-il
en riant, — est une Malagaise ; la plus capricieuse
Muchacha qui ait jamais renvoyé au soleil son
regard de feu.
« — Vous l'avez enlevée ?... lui répondis-je.
« — Non ! — dit-il ; — ce n'est pas ma maî-
tresse encore, mais j'espère, pardieu ! bien
qu'elle le deviendra. Elle est mariée, et son
mari — un Anglais qu'elle mène comme lady
Hamilton menait le sien — ne la quitte pas. Moi,
je ne quitte pas le mari. Je l'ai courtisé pour
avoir la dame. C'est un joueur et un original.
Nous avons parcouru ensemble l'Estramadure,
l'Andalousie et la Galice, jouant presque tou-
jours, même en chaise de poste, et moi per-
dant, par galanterie perfide, pour me lier de
plus en plus avec le possesseur légal de ma
senora. Ma foi ! cette femme m'aura coûté
cher! Mais aussi, c'est la plus extraordinaire
créature. Je n'avais pas l'idée de cela. J'ai
envie d'avoir votre opinion, mon maître, sur
cette femme qui, malgré notre moquerie de
Français, m'eût fait consommer probablement,
17
IJO UNE VIEILLE MAITRFSSE.
si elle n'avait pas été mariée, la même folie
qu'elle a 'fait faire à l'imposant sir Reginald
Annesley.
a — Vous l'auriez épousée? — lui dis-je,
riant d'étonnement incrédule.
« — C'est, je vous assure, fort probable, —
reprit-il du plus grand sérieux. — Elle m'a
tant monté la tête que je me crois capable de
tout.
c — Mon Dieu ! — lui dis-je, — est-ce bien
au comte Alfred de Mareuil que j'ai l'honneur
de parler?.,
« Mais il n'entendit pas mon ironique ques-
tion. Une voiture qu'il avait reconnue venait de
passer sur le boulevard et s'arrêtait en tour-
nant devant Tortoni, à l'entrée de la rue
Taitbout.
a — Vous allez la voir, — me dit-il. — car
la voilà ! mais vous ne pourrez pas la juger.
a La voiture était une calèche anglaise,
découverte, attelée de deux chevaux alezan
brûlé. Dans sa gondole noire, doublée de soie
orange, on voyait deux personnes, un homme
et une femme. L'homme, d'environ quarante-
cinq ans, à la forte chevelure aux reflets
d'acier, avait un profil régulier et des tempes
puissantes, largement ciselées, à ce qu'il sem-
blait, dans du marbre rouge, tant la couperose,
pzoduite par l'incendiaire usage du piment et
UNE VARIÉTÉ DANS L'AMOUR.
des alcools, avait envahi et violemment saisi ce
visage. C'était sir Reginald Annesley. La
femme assise à côté de lui était la sienne, cette
Malagaise dont le comte de Mareuil venait, à
l'instant même, de me parler, avec l'enthou-
siasme des hommes blasés, — le plus grand des
enthousiasmes, quand on se ravise d'en avoir !
o Nous avions fait quelques pas en avant et
nous nous trouvions assez près de la calèche.
Il y avait alors beaucoup de monde sur le bou-
levard. D'élégantes voitures, revenant de la pro-
menade du soir, stationnaient depuis le café
de Paris jusqu'à la rue Le Pelletier; incessam-
ment des femmes en descendaient pour venir,
selon l'usage des nuits d'été, prendre des
glaces à Tortoni. On les voyait passer, en étin-
celant, dans ce flot noir d'hommes qui aimait
à se grossir et à s'arrêter sur les marches de ce
café, hanté par toute l'Europe, on ne sait trop
pourquoi. La nuit était superbe, — une belle nuit
de juillet, — inondée de tous les genres de clarté,
depuis la flamme implacable des becs de gaz
jusqu'aux molles lueurs de la lune. On y
voyait autant qu'en plein jour.
tt — Pourquoi ne pourrais-je pas la juger?...
dis-je en lorgnant la Malagaise, que le comte
de Mareuil salua.
o — Vous saurez pourquoi demain, — fit
Mareuil assez mystérieusement.
132 UNE VIEILLE MAITRESSE.
a Je ne relevai pas le mot. Je regardais avec
beaucoup d'attention. Ce que je voyais ne
m'émerveillait pas. Figurez-vous, marquise, une
petite femme, jaune comme une cigarette, l'air
malsain, n'ayant de vie que dans les yeux, et
dont tout le mérite aperçu par moi était
dans un bras rond et fin tout ensemble, qu'elle
venait d'ôter de sa mitaine et qu'elle avait
étendu avec plus de langueur que de coquet-
terie sur le rebord de la calèche. Elle était
vêtue de noir et si enveloppée dans une man-
tille qu'elle avait ramenée par-dessus sa tête,
que je ne pus me faire une idée de sa tour-
nure. L'un des domestiques abattit le marche-
pied et je crus qu'elle allait se lever et des-
cendre, mais, nonchalance ou fatigue, elle fit
signe à son mari qu'elle voulait rester et le
domestique alla chercher des sorbets.
« Marquise , j'étais dans les premiers
moments d'une jeunesse pleine de force. J'ai-
mais les arts. Je lisais les poètes. J'étais fana-
tique de la beauté des femmes. Tous les choix
que j'avais faits dans ma vie respiraient la
fierté d'un homme qui ne s'enivre que de
choses relevées, que des nectars les plus purs
et les plus divins. Cette femme que me mon-
trait de Mareuil me parut indigne d'arrêter
seulement le regard, et je le traitai d'extra-
vagant.
UNE VARIETE DANS LAMOUR. I33
« — C'est possible, — répondit-il avec plus
de tristesse que je n'en attendais d'un honnme
comme lui, — mais vous pourriez bien extra-
vaguer comme moi demain.
« Je me mis à rire assez haut, et, je dois le
dire, à la distance où nous étions d'elle, assez
impertinemment pour madame Annesley, qui
avalait son sorbet avec l'impassibilité d'un vieux
Turc, sourd et aveugle,
« — Mon cher, — dis-je à de Mareuil, —
vous n'êtes pas assez âgé ou assez Anglais pour
vous permettre de tels caprices. C'est vraiment
un goût dépravé que vous avez là.
o — Prenez garde, — me répondit-il, — vous
avez la voix très sonore, surtout dans l'air de
cette belle nuit. Elle peut vous entendre, et Dieu
me damne! je crois qu'elle vous a entendu.
« Le fait est que la Malagaise avait tourné
les yeux sur moi, — des yeux fixes, aux cils im-
mobiles, dardant le mépris, le courroux froid,
l'offense. Entre hommes, un tel regard valait
un coup d'épée; entre homme et femme, il valait
un regard pareil. Je le lui jetai. Mais en vain.
L'œil fauve de la Malagaise resta, sous le mien,
ferme et altier. Elle avait fini son sorbet. Sir Re-
ginald donna un ordre au domestique. La voi-
ture partit, prit la rue de Grammont au grand
trot, et disparut.
« — Oui, elle vous paraît laide, — dit le
IJ4 UNE VIEILLE MAITRESSE,
comte de Mareuil en s'appuyant sur mon bras
et en m'entraînant. — J'étais comme vous; je
l'ai trouvée laide; mais vous verrez quels sont
les incroyables prestiges de cette laideur!
a — Elle est donc bien spirituelle? —
repris-je, cherchant à m'expliquer la pro-
fondeur d'impression que me découvrait tout
à coup un homme aussi dandy que de Mareuil.
« — Non, — dit-il, — ce n'est pas de l'es-
prit qu'elle a, du moins comme on l'entend en
France. Je connais des femmes qui ont plus de
reparties qu'elle, plus de montant, plus de feu
de conversation; mais ce qu'elle a et ce que je
n'ai vu qu'à elle, c'est une fascination de l'être
entier qui n'est précisément ni dans l'esprit,
ni dans le corps; qui est partout et qui n'est
nulle part.
« — O sîrange ! very st range ! — dis-je alors,
parodiant Hamlet, emporté par une impi-
toyable raillerie. — Mon cher de Mareuil,
votre poème est touchant sans doute, mais
l'amour est un rapsode aveugle. On ne chante
pas comme vous quand on y voit clair.
« Nous restâmes longtemps sur le boulevard,
lui me parlant toujours de la Malagaise avec
une intarissable admiration; moi lui opposant
la plaisanterie -omme un homme sûr de son
fait ou qui croit l'être. Je me piquais beau-
coup de juger les femmes, à la première vue, et
UNE VARIETE DANS L'AMOUR, I35
l'impression que m'avait causée M*"^ Annesley
était loin d'être favorable. Il me donna infini-
ment de détails sur elle. Pour tout ce qui pré-
cédait son mariage, il n'avait rien de très pré-
cis. Jusque-là, un nuage d'or — car elle semblait
fort riche par les dépenses qu'elle se permet-
tait — la couvrait comme Junon sur le mont Ida.
Qiiel était le Jupiter de ce nuage?... On ne
savait. Les uns disaient le Capitaine générai de
la province; les autres, un opulent hidalgo qui
mettait un chevaleresque orgueil à se ruiner
pour elle. Ce n'était rien de plus, assurait-on,
qu'une muger di partido. On sait que la traduc-
tion la plus française de ce mot-là se trouve,
en beaucoup d'éditions, rue Notre-Dame de
Lorette. On racontait aussi, et de Mareuil pre-
nait les airs les plus byroniens pour me répéter
cette histoire, qu'elle était la fille adultérine
d'une duchesse portugaise réfugiée en Espagne
et d'un toréador. On nommait même la
duchesse. C'était une Cadaval-Aveïro. La
duchesse, qui avait des enfants de son mari,
l'avait élevée en secret avec l'imprévoyance
cruelle du plus égoïste et extravagant amour
maternel. Comment n'en eût-elle pas été folle
et folle à lier? L'homme dont elle l'avait eue,
son amant (et dans la période croissante d'un
amour sans frein), avait été tué à dix pas d'elle,
éventré par le taureau, et le sang adoré l'avait
136 UNE VIEILLE MAITRESSE.
couverte tout entière. Comme ces femmes du
Midi, habiles aux dissimulations les plus pro-
fondes et pour les maris de qui Machiavel
écrivait, la duchesse de Cadaval-Aveïro ne
s'évanouit pas; elle resta droite et impassible
sous ce fumant manteau de pourpre qui cacha
sa honte par la manière dont elle le porta. On
la vit attendre la fin du spectacle; mais quand
elle fut retournée à son palais et qu'elle eut
envoyé chercher sa fille, — la petite Vellini, —
qu'elle teignit du sang de son père mal séché
encore à ses vêtements et à ses bras, elle s'éva-
nouit et l'évanouissement dura deux jours.
Après cela, on comprend que veuve de son
toréador au fond de son âme, elle dut se ven-
ger par toutes les furies de l'amour maternel
de la monstrueuse et sublime hypocrisie à
laquelle son rang de duchesse et de femme
mariée l'avait contrainte aux yeux de tout un
cirque espagnol. Elle n'eut plus de bonheur
que par cette enfant dont elle devint l'esclave
et qu'elle aima de cet amour terrible qui abo-
lit la vie et divinise l'être aimé. La petite Vel-
linj fut élevée comme si elle avait eu pour dot
le revenu de trois provinces. On ne lui apprit
rien. Elle grandit comme il plut à Dieu. On ne
lui dit pas que souvent la vie est plus forte que
la volonté, pluç impérieuse que le désir. Elle
fut obéie, servie, caressée, dans une inaction
I
UNE VARIÉTÉ DANS l'aMOUR. IJ7
encore plus énervante que le luxe royal qui l'en-
tourait, « Vous l'entendrez vous dire avec une
originalité charmante, — ajoutaitde Mareuil, —
qu'à quinze ans elle ne savait ni lire, ni écrire,
et qu'elle passait une partie de ses journées,
couchée par terre aux pieds de sa mère, à tra-
cer sur le marbre des appartements les plus
gracieuses figures avec son doigt humecte à
ses lèvres. » Paresse, liberté, accomplissement
des plus soudaines fantaisies, tout devait la
rendre indomptable. Heureuse et dangereuse
enfance, finie tout à coup par une catastrophe,
la mort de la duchesse de Cadaval-Aveïro,
étouffée dans une de ces palpitations qu'elle
avait gardées depuis la perte horrible de son
amant. Vellini resta sans ressources, exposée
à la haine d'une famille puissante, n'ayant que
des bijoux et quelques valeurs mobilières, car
sa mère, aveugle de tendresse, n'avait pris pour
elle aucune disposition d'avenir. C'était là
tomber de bien haut sur le pavé de Malaga.
Aussi ne voulut-elle pas y rester. Elle en dispa-
rut. Ceux qui l'y avaient connue la retrou-
vèrent plus tard à Séville, menant une vie de
dissipation et d'éclat que le monde expliquait
comme tout ce qu'il ne comprend pas. Sir
Reginald Annesley, ennuyé comme un nabab,
l'y avait vue et s'en était épris avec une pas-
sion que les jouissances de l'Orient n'avaient
I. i8
138 UNE VIEILLE MAITRESSE.
point éteinte, et il l'avait épousée avec le
mépris d'un grand seigneur pour l'opinion
bégueule de son pays. II y avait deux ans
qu'ils étaient mariés, quand de Mareuil les
avait connus. Comme il s'en était vanté à moi,
il était devenu un tel partner du mari qu'ils
avaient voyagé ensemble et qu'il leur avait
proposé, pour tout le temps qu'ils seraient à
Paris, d'habiter l'aile droite de son hôtel des
Champs-Elysées, et ils avaient accepté.
« Voilà toute l'histoire qu'il me fit.
— aCelff nemanquepasdecouleur,cequevous
me racontez là, — lui dis-je, — mon cher de
Mareuil.
« Mais l'ironie ne pénétrait plus chez cet
homme que j'avais connu si railleur et une des
plus froides vipères du siècle. Non ! Il était amou-
reux. Il était devenu brave contre la plaisan-
terie, indifférent à tout ce qui n'était pas son
amour.
« — Et croyez-vous être aimé ? — lui dis-je,
avec l'intérêt d'un homme qui soupe chez un
autre le lendemain.
« — Ah ! — dit-il avec un joli mouvement
de naturel, — je n'en sais rien encore. Vous
qui êtes de sang-froid et bon observateur,
tâchez de le savoir. Étudiez-la. Quant à moi,
je suis complètement dérouté.
« — Mon cher, — repris-je, — si elle a un
I
I
UNE VARIÉTÉ DANS L'AMOUR. I39
peu de l'aimable tempérament de madame sa
mère, ce n'est pas très aisé à savoir.
a Telle fut, marquise, ma conversation avec
de Mareuil, Telle aussi, et sans y rien changer,
l'impression produite en moi, au premier coup
d'œil, par cette femme qui devait avoir sur ma
vie une influence si profonde. En face d'elle et
en parlant d'elle, j'étais resté aussi dédaigneux
que s'il s'était agi d'un être complètement
inférieur. Quand j'eus quitté le comte de
Mareuil, je ne pensai plus ni à lui, ni à elle...
si ce n'est le lendemain, à l'heure où il fallut
aller à ce souper auquel elle était invitée et
où je devais la juger mieux.
« J'y arrivai assez tard. Il s'y trouvait une
vingtaine de personnes rassemblées, qui se
connaissaient presque toutes. A l'exception de
quelques journalistes, champignons exquis,
quand ils ne sont pas empoisonnés, levés du
soir au matin sur le fumier de ce siècfe, et de
plusieurs actrices qui étaient là du droit anti-
dynastique de l'esprit et de la beauté, il est
bien probable, chère marquise, que vous avez
soupe avec les pères de tous les convives de
l'hôtel de Mareuil. C'était l'élite des plus bril-
lants mauvais sujets de Paris. Quand on m'an-
nonça, Mareuil vint au-devant de moi, me prit
par la main et me présenta à M""* Annesley,
assise auprès de la cheminée avec une inex-
I40 UNE VIEILLE MAITRESSE.
primable indolence. Elle me lança le même
regard, du milieu de ses cils d'airain, qu'une
première fois jie n'avais pu lui faire baisser. Du
reste, elle ne dit pas un mot, ne fit pas un
geste. Elle écouta avec la plus humiliante indif-
férence pour mon amour-propre la phrase très
aimable qu'improvisa le comte de Mareuil en
lui apprenant qui j'étais.
a Pardon, marquise, si j'entre dans tous ces
détails. Mais je crois qu'ils sont nécessaires
pour faire comprendre ce qui va suivre.
— Vous avez raison, — dit la marquise,
— n'omettez rien. Tout ce qui caractérise la
femme aimée caractérise aussi le genre d'amour
qu'on eut pour elle.
— J'eus beau la regarder avec toute l'impar-
tialité qui était en moi, — reprit Marigny, —
pour m'expliquer un peu davantage l'asservis-
sement de mon pauvre ami de Mareuil, je
restai dans mon opinion de la veille. C'était
un visage irrégulier. Elle était vêtue d'une
robe de coupe étrangère, de satin sombre à
reflets verts, qui découvrait des épaules très
fines d'attache, il est vrai, mais sans grasse
plénitude et sans mollesse. On eût dit les
épaules bronzées d'une enfant qui n'est pas for-
mée encore. Ses cheveux, tordus sur sa tête,
étaient retenus par des velours verts. Deux
cmeraudes brillaient à ses oreilles, et des brace-
I
I
UNE VARIETE DANS L AMOUR. 141
lets — faits de cette pierre mystérieuse — s'en-
roulaient comme des aspics autour de ses bras
olivâtres. Elle tenait à la main l'éventafil de son
pays, de satin noir et sans paillettes, ne mon-
trant au-dessus que deux yeux noirs, à la pau-
pière lourde et aux rayons engourdis. Comme
la conversation n'était pas très animée et qu'elle
n'y prenait aucune part, j'eus le temps de
l'examiner et de la détailler comme un tableau
ou une statue. Le souper, qu'on annonça, inter-
rompit mon examen. De Mareuil se précipita
pour donner le bras à sa Malagaise, et je m'ar-
rangeai de manière à marcher derrière lui
pour juger d'une tournure que j'avais à peine
entrevue. M""* Annesley était petite, les hanches
plus élégantes que fortes, mais la chute auda-
cieuse des reins accusait l'origine Mauresque.
Le mouvement qu'elle fit pour passer dans la
salle à manger au bras de Mareuil, révolu-
tionna mes idées, bouleversa n^es résolutions.
C'était ce meneo des femmes d'Espagne dont
j'avais tant entendu parler aux hommes qui
avaient vécu dans ce pays. Une autre femme
sortit de cette femme. Deux éclairs, je crois,
partirent de cette épine dorsale qui vibrait en
marchant comme celle d'une nerveuse et
souple panthère, et je compris, par un frisson
singulier, la puissance électrique de l'être qui
marchait ainsi devant moi.
M-î UNE VIEILLE MAITRESSE.
« Deux heures après, marquise, je la com-
prenais bien davantage, ou plutôt, moi, je ne
me comprenais plus ! Ah ! c'était vraiment
par lé mouvement que cette femme était reine
et reine absolue, Reina netta, comme on dit
dans la langue de son pays! A ce souper étin-
celant et brûlant, donné pour elle, il fallut la
voir et l'entendre!!! D'autres sensations,
d'autres sentiments, le bonheur, la possession,
et les mille désenchantements qui suivent l'en-
chantement épuisé, n'ont pu éteindre ce sou-
venir. D'où cette vie subite lui venait-elle?
Etait-ce de la coupe où elle trempait sa lèvre
avec une sensualité pleine de flamme? Était-ce
de l'esprit que répandaient alors, par torrents,
ces spirituels et effrénés viveurs, excités par la
présence de cette Sabran Espagnole ? Qui le
savait? Qui pouvait le dire? Même moi, qui
ai pressé depuis toute cette vie sur mon cœur,
je l'ai ignoré, 'je n'ai jamais su d'où venait
cette transfiguration impétueuse, cette ouver-
ture d'ailes, poussées en un clin d'œil, qui la
ravissaient, nous emportant tous. Les prestiges
de la laideur que M. de Mareuil m'avait pro-
mis, apparurent en M™* Annesley. Son regard
épais qui ne tombait plus pesamment sur moi,
mais qui m'échappait en brillant, fascinait
d'impatience par la mobilité de ses feux. Le
sang de son père, le toréador, bouillonnait
dans ses joues d'ambre devenues écarlates. On
eût juré qu'il allait faire éclater les veines et
couler dans ce souper, sous la force mênne de
la vie, comme autrefois il avait coulé dans le
cirque, sous la tête armée du taureau. Elle se
renversait, tout en causant, sur le dossier de
son fauteuil avec des torsions enivrantes, et il
n'y avait pas jusqu'à sa voix de contralto — d'un
sexe un peu indécis, tant elle était mâle ! —
qui ne donnât aux imaginations des curiosités
plus embrasées que des désirs et ne réveillât
dans les âmes l'instinct des voluptés coupables
— le rêve endormi des plaisirs fabuleux !
« Ce qu'on éprouvait, ce que j'éprouvais
était nouveau, inconnu, inattendu comme elle.
Eh bien ! elle n'avait pas même l'air de s'en
apercevoir. Plus d'une fois, pendant le souper,
je lui adressai la parole, mais elle s'arrangea
toujours de manière à ne pas me répondre
directement, et cela sans aucune affectation.
Était-ce taquinerie coquette ? ressentiment ?
antipathie? Quoi que ce pût être, cela me
jetait dans une irritation secrète qui produisait
les transes de l'amour mêlées aux frémisse-
ments de la colère. Avec des riens, elle me
soulevait. Je devenais insensé à côté d'elle.
Tiré à deux sentiments contraires, ivre de rage
contre cette femme qui parlait à tous, excepté
à moi-, qui s'occupait de tous, excepté de moi;
144 UNE VIEILLE MAITRESSE.
sachant qu'après tout ce n'était pas là beau-
coup plus qu'une courtisane, entraîné par une
violence de Sensation que je ne connaissais pas
et par une conversation qui stimulait et justi-
fiait bien des audaces, j'osai prendre son verre
pour le mien.
« — Vous vous trompez, monsieur! — dit-
elle, en me jetant un regard fixe et cruel-, et
elle m'arracha le verre avec une action si fou-
gueuse qu'elle le brisa en le saisissant.
« Ses lèvres entr'ouvertes exprimaient une
horreur inexplicable, mais très piquante pour
un homme qui, comme moi, marquise, ne
jnanquait pas alors d'une certaine dose de
vanité.
« — Ah ! madame, vous vous êtes blessée ?
— lui dis-je.
« — Oui, — répondit-elle, tortillant sa ser-
viette autour de sa main, — mais j'aime mieux
cela ! — Et elle se prit à sourire avec une ironie
méprisante.
0 Ma foi ! je n'y tins pas !
o — Et moi aussi, — lui dis-je, — j'aime
mieux cela !
« Je mentais. J'avais soif de la trace de ses
lèvres que j'eusse retrouvée aux bords du verre
dans lequel elle avait bu. Elle m'allumait des
sens jusque dans le cœur ! Mais son insolente
préférence fit jaillir de mon âme une intensité
I
L'NE VARIETE DANS L AMOUR. 14^
de haine égale à l'intensité de mon amour, et
j'éprouvais une douloureuse et violente jouis-
sance à lui rendre coup pour coup de mépris.
« Cette petite scène, toute entre nous, s'était
perdue pour les autres dans les mille distrac-
tions bruyantes d'un souper comme celui que
nous faisions. De Mareuil, qui était attentif
aux moindres mouvements de son idole, vit
seul ce qui s'était passé entre elle et moi, et il
en souriait de l'autre bout de la table. Ses
observations lui étaient doublement agréables.
D'une part, il reconnaissait depuis une heure
que j'étais l'esclave idolâtre de cette femme
dont il m'avait prophétisé l'empire; et d'une
autre, que je ne serais jamais pour lui un rival
bien dangereux.
« QLiand on se leva pour passer dans le
salon, il se pencha à mon oreille et me dit :
« Eh bien ? » d'un ton de victoire.
« — Eh bien, — lui répondis-je, — je pense
comme vous, je sens comme vous; et peut-être
j'aime déjà comme vous. Il ne fallait pas
m'inviter à ce souper, mon cher comte, si vous
tenez à la possession exclusive de cette femme,
car je suis bien résolu à vous la disputer opi-
niâtrement.
« — Ah ! ah ! — dit-il avec la voix d'un
homme qui chante dans la nuit pour se faire
brave; — je le veux bien; je n'ai pas peur.
1. 10
146 UNE VIEILLI MAITRESSE.
mais je vous préviens a
l'avance que vous ne jouerez pas sur du velours.
Elle vous a en exécration. Je crois toujours
qu'elle vous a entendu, au boulevard, me dire
votre opinion sur elle, car il serait singulier
que sans une cause quelconque de ressenti-
ment, elle eût contre vous l'instinct répulsif
dont elle est armée. Ce matin encore, je lui ai
parlé de vous. Je lui ai demandé si elle avait
remarqué hier la personne avec qui j'étais. Je
lui ai dit quel rang vous teniez dans la fashion
parisienne. J'ai fait de vous un magnifique
portrait moral... ou immoral, comme vous
voudrez. J'ai été votre Van Dyck et celui de vos
maîtresses, dont j'ai eu grand soin de ciseler
les noms dans tous mes récits. Mais rien n'a
pu l'amener à modifier le gracieux refrain
qu'elle a mis à toutes mes chroniques ; « C'est
possible, — me disait-elle, — mais que vou-
lez-vous? il me déplaît. »
a Ce matin, — ajouta le comte de Ma-
reuil, — elle m'a annoncé qu'elle ne souperait
pas avec nous. A ce propos, il y a eu une
scène affreuse entre elle et sir Reginald, qui,
d'ordinaire, est fort soumis à ses bizarreries,
mais qui, hospitalier comme un Anglais, n'en-
tendait pas qu'on manquât chez moi, son hôte,
aux lois de l'hospitalité. Elle a même brisé de
colère un beau vase antique, rapporté de Pœs-
UNE VARIÉTÉ DANS L'AMOUR. 147
tum, auquel sir Annesley tenait beaucoup, et
elle eût probablement résisté à la volonté ma-
ritale, en digne fille de ces Espagnols qui mirent
cinq siècles à chasser les Maures de l'Espagne,
quand je me suis avisé de lui dire tout bas :
« — Si vous ne voulez pas souper avec M. de
Marigny, senora, c'est donc que vous le crai-
gnez beaucoup, et la Crainte, c'est souvent la
sœur aînée de l'Amour.
« Mon cher, elle en a pâli, de la supposition
de vous aimer, et elle m'a dit, avec un rire
forcé : « Si c'est comme cela, j'accepte. » Re-
merciez-moi donc, Marigny, du biais que j'ai
pris pour la faire souper avec nous. »
a En vérité, marquise, il faut que l'amour
offusque les vues les plus perçantes. Le comte
Alfred de Mareuil était certainement trop spi-
rituel et trop au courant des choses de la
vanité et du cœur, pour ignorer que ce qu'il
me confiait allait redoubler mon désir de plaire
à la Malagaise et de la lui enlever. Il crut
cependant que je reculerais devant le mur
d'airain qu'il élevait entre elle et moi. II oublia
que j'étais, comme lui, l'enfant d'une société
vieillie, fort épris des plus impatientantes résis-
tances, et très friand de tout ce qui semblait
impossible.
« Aussi, à peine de Mareuil eut-il fini de
parler, que j'allai me placera côté de M"** Annes-
148 UNE VIEILLE MAITRESSE.
ley et que je ne m'occupai plus que d'elle.
Une table de jeu fut placée auprès de la table
de marbre où le punch flambait dans un vaste
bol d'or sculpté. Sir Reginald Annesley et le
comte de Mareuil risquèrent des sommes con-
sidérables, mais pour la première fois de ma
vie, les chances du jeu ne me tentèrent pas. A
mes yeux, la fortune n'était plus qu'une femme,
une femme qui me haïssait ! L'orgueil était
aussi intéressé que le désir à sa défaite. Cela
doit rendre u[i homme éloquent. Je crois
l'avoir été, cette nuit-là. Je parlai à M"** Annes-
ley un langage qui sortit sans effort de mon
àme combattue, et qui aurait donné à toutes
les femmes le double frisson de la fièvre du
cœur. Ce fut comme un mélange d'adoration
idolâtre et de détestation inouïe, de flatterie
caressante et d'impertinence hautaine, d'assu-
rance et de doute, de glace et de feu ; une
espèce de bain russe intellectuel et dans lequel je
plongeai, pour les assouplir, les nerfs de cette
femme, qui ne faiblirent pas une seule fois.
Par un changement soudain, comme il s'en
produisait très souvent en sa personne, elle
était retombée dans ses paresseuses attitudes;
aussi morte qu'elle avait été vivante pendant le
souper. Elle m'écouta d'un front impénétrable.
Elle avait allumé un cigare et elle le fumait
tout en m'écoutant, avec la silencieuse gravité
UNE VARIÉTÉ DANS L AMOUR. 149
de son pays. Du fond de la fumée, qui rendait
son front plus obscur encore, elle entendit pen-
dant deux heures de ces choses contradictoires
et folles qui attestent le plus grand des amours,
l'amour tout à la fois dominateur et esclave.
o — Mais, — me dit-elle, en m'interrompant et
en soufflant légèrement sur une charmante spi-
rale bleue sortie de ses lèvres, — vous n'êtes
pas asse-( âgé ni assej Anglais pour vous permettre
de tels caprices. C'est vraiment un goût déprave' que
vous ave-[ là.
« — Ah ! — repartis-je comme un homme
frappé d'une lueur subite, — les Espagnoles
ont donc de la vanité comme les Françaises ?
« — Non ! — répondit-elle, — mais elles ont
le sentiment de l'injure, et elles savent haïr
comme elles savent aimer.
« — Senora, — lui dis-je avec une assurance
qui eût imposé à une autre femme, — le res-
sentiment n'est pas de la haine, et vous avez
l'àme assez grande pour pardonner un juge-
ment absurde, basé sur une illusion incompré-
hensible et d'ailleurs expié suffisamment ce soir.
« Elle me fixa avec ses yeux fascinateurs, qui
m'entrèrent dans le cœur comme deux épées
torses.
a — Je n'ai rien à vous pardonner, — fit-
elle, — les sympathies sont involontaires et les
antipathies aussi.
I^O UNE VIEILLE MAITRESSE.
« Et, comme ne voulant en dire ni en en-
tendre davantage, elle se leva d'un mouvement
rapide et alla se placer près de son mari, qui
buvait et jouait. Absorbé dans la double sen-
sation que révélait l'àpre couleur de son visage,
sir Reginald Annesley ne sentit ni le bras nud
et velouté qui lui effleura la joue en se posant
sur sa large épaule, ni la vapeur deux fois
brûlante du cigare en feu qui passa dans ses
cheveux avec l'haleine de cette femme, restée
debout près de lui. Sir Reginald perdait immen-
sément. Mais quand le comte de Mareuil, son
adversaire, eut aperçu la Malagaise dans cette
pose familière, qui peut-être le rendait jaloux,
les distractions le prirent et la fortune com-
mença de l'abandonner. L'Anglais retrouva son
bonheur ordinaire. II semblait que sa femme
le lui rapportait. On eût dit le Génie du Jeu
en personne, revenant protéger un de ses favo-
ris. Au fait, il y avait en elle les redoutables
séductions qu'on peut supposer à un démon.
Elle en avait le buste svelte et sans sexe, le
visage ténébreux et ardent, et cette laideur
impressive, audacieuse et sombre, — la seute
chose digne de remplacer la beauté perdue
sur la face d'un Archange tombé.
« Du divan où il m'avait laissé, je le con-
templais, ce démon, et je sentais sa force
invincible se saisir de moi de plus en plus.
UNE VARIÉTÉ DANS l'AMOUR. I51
J'essayais de reconnaître en lui l'être éblouis-
sant de mouvement et d'entrain qui avait éclaté
au souper, mais il avait comme éteint le cercle
(]ui avait flamboyé autour de sa tète tout le
soir, et je le comparais à cet autre être froid,
indifférent et muet qui lui avait succédé. Elle
avait repris sa pose rigide d'avant souper,
auprès de la cheminée. Elle n'inclinait pas le
front sous sa rêverie fixe et vide de pensée...
et elle me rappelait ces lions chimériques
accroupis dans les cours de marbre de l'Alham-
bra, qui portent, sur leurs têtes de tigre, la
vasque froide d'une fontaine sans eau. Eh bien !
le croirez-vous, marquise? de ces deux femmes,
c'était la dernière que maintenant je préférais.
Oui, c'était l'être sans rayons, la petite femme
jaune et maigre de la calèche, que j'avais, la
veille, au boulevard, presque écrasée de mon
dédain ! Il est des amours qui corrompent tout
dans les âmes. Le mien commençait de jeter
en moi de ces aveuglements qui endurcissent à
la lumière... qui nous la font nier et insulter.
Je comprenais alors cet homme qui préférait à
tout, dans la maîtresse de sa vie, la raie élargie
des cheveux tombés, ce pauvre sillon qu'il eût
voulu ensemencer de ses baisers et de ses
larmes! J'arrivais, comme cet homme, et en
combien de temps ? à ne plus aimer que ce
qu'il y avait de moins beau dans l'être aimé.
152 UNE VIEILLE MAITRESSE.
J'aurais aimé ce qu'il y aurait eu de malade!
J'allais savourer le défaut avec délices; j'allais
le regarder comme une perfection, et laisser 1^
la tète d'or pour les pieds d'argile. Ce n'était
pas là un amour comme celui qu'inspire votre
Hermangarde. Au lieu d'élever l'àme, il la
courbait révoltée... C'était un amour mauvais
et orageux. »
11 s'arrêta. Qijoique la marquise eût la science
d'une femme qui a mordu dans les plus puis-
santes sensations de la vie, et qui se lèche
encore les lèvres de tout ce qu'elle y a trouvé,
elle aimait tellement Hermangarde qu'elle fut
heureuse d'entendre Marigny flétrir sa passion
pour la Malagaise, et se prendre lui-même aux
poésies morales que l'amour lui flùtait au
coeur.
Elle ne l'interrompit point et il continua :
« Le comte de Mareuil perdait toujours.
L'idée me vint de le venger. J'obtins qu'il me
céderait sa place. Il me plaisait de battre au
jeu, dans la personne de son mari, cette
femme qui semblait, en les regardant, fasciner
les pièces d'or comme elle m'avait fasciné.
Jouer contre son mari, c'était jouer contre elle.
Sir Reginald, superstitieux comme la plupart
des joueurs, comparait sa Malagaise à José-
phine, qui fut, dit-on, la cause mystérieuse de
la fortune de Bonaparte. Toujours est-il que ce
1
m
UNE VARIÉTÉ DANS l'AMOUR. 153
soir-là. en se tenant auprès de lui, elle lui
avait ranriené le sort infidèle. De tous les mou-
vements désordonnés qu'elle soulevait en moi,
le plus fongueux, le plus irrésistible était de
répondre, n'importe comment, à cet air de
défi qui respirait en toute sa personne et qui
mêlait dans mon cœur — exécrable mélange !
— le sang de l'orgueil blessé aux flammes
avivées des plus inextinguibles désirs.
a Je jouai donc, — mais ce fut à croire que sir
Reginald Annesley avait raison dans ses stu-
ides superstitions. Je m'efforçai ; je combinai
es coups comme si ma vie avait été au bout
de mes combinaisons; je redoublai d'attention,
de sang-froid, de patience; je perdis autant
qu'Alfred de Mareuil. Je n'étais pas riche
comme lui. 11 s'en fallait ! Les pertes que je
faisais m'atteignaient bien davantage; mais ce
n'était pas l'effet de la perte, ce n'aurait point
été le sentiment de la ruine qui m'aurait donné
les épouvantables colères que je dévorais. Non !
c'était uniquement le sentiment de mon im-
puissance contre cette infernale Malagaise,
contre ce démon, immobile et nonchalant, qui,
e cigare allumé, semblait sucer du feu avec
des lèvres incombustibles, et se rire de mon
faible génie se débattant devant le sien ! Une
effrayante influence continuait de me pour-
suivre et de m'asservir. Je jouai et je perdis à
1^4 UNE VIEILLE MAITRESSE.
peu près tout ce que je possédais, en quelques
heures. Le lendemain j'étais réduit à vivre
d'emprunts,
a Mais que m'importait ! la vraie détresse
pour moi, le vrai malheur, c'était d'aimer
comme je le faisais et de ne pouvoir rien —
absolument rien ! — sur l'être qui prenait ma vie,
sans même en vouloir, comme en respirant il
prenait l'air qui lui tombait dans son indiffé-
rente poitrine ! Après cette funeste nuit à
l'hôtel de Mareuil, j'étais rentré chez moi dans
un état inexprimable d'âme et de corps. Je
m'y renfermai pendant deux jours à m'indi-
gner de ce que j'éprouvais, mais il est des
ivresses qu'on ne cuve pas... et je me roulai
un peu davantage dans le filet qui m'avait lié.
Qiiand j'eus bien sondé ma blessure, quand je
fus bien certain que mon mal était incurable,
je me créai des plans et des résolutions. Je
résolus d'agir dans le sens de cette passion
que je reconnaissais pour indomptable. Je me
dis que je forcerais bien d'aimer cette femme,
qui m'avait d'abord montré une haine si bi-
zarre. J'étudierais les replis de ce caractère. Je
verrais par quels côtés on pouvait pénétrer
dans ce cœur. Je me le disais... et cependant
j'étais travaillé d'une âpre inquiétude, car il
semblait y avoir dans cette Espagnole, en cette
altière sourde-muette de cœur et d'esprit, des
UNE VARIÉTÉ DANS l'aMO'JR,
55
iFermetures d'intelligence et de sensibilité si
complètes, qu'elle devait peut-être rester inac-
cessible autant à la séduction qu'à l'amour.
Ah ! marquise, quelle atroce souffrance quand
on sent retomber sur son àme toutes les facul-
tés qui servent à nous faire aimer et que
voilà désormais inutiles et même insultées,
parce que la femme qui est notre malheur
et notre destin échappe bêtement à leur
prestige; parce qu'à ses yeux aimés, quoique
stupides, les choses de la pensée, les grâces
souveraines de la parole, tout ce qui nous
fait les rois des âmes, ne sont pas plus que
les chefs-d'œuvre des arts dans les mains
barbares d'un Esquimau ou d'un Lapon !,..
Je retournai à l'hôtel de Mareuil et je me
présentai chez sir Reginald Annesley. Je ne
fus point reçu. Sir Reginald vint le lendemain
jeter une carte chez moi, mais ni ce jour-là, ni
les suivants, je ne pus parvenir jusqu'à ma-
dame Annesley. Le comte de Mareuil m'aver-
tit que c'était un parti pris par elle; qu'elle ne
me recevrait jamais, que son antipathie pour
moi n'avait qu'augmenté à ce souper où elle
avait si bien changé mes impressions.
o Elle aura probablement parlé de l'amour
que vous lui avez si soudainement montré.
Elle aura fait ce qu'elles savent si bien faire,
quand elles le font, — ajouta de Mareuil, en-
1^6 UNE VIEILLE MAITRESSE.
chanté, le digne ami, de m'exaspérer ; — elle
aura excité la jalousie de son mari, tout en
se montrant vertueuse, et elle aura probable-
ment décidé le très correct sir Reginald
Annesley, le plus gentleman des baronnets,
à n'agir plus avec vous comme un homme
du monde, mais comme un mari renseigné.
« Un tel langage m'était intolérable, mais je
ne pouvais faire un tort à Alfred de Mareuil de
me le tenir. Il était amoureux comme moi de
madame Annesley. Pour cette raison, j'aurais
eu mauvaise grâce aussi de lui demander à
favoriser des entrevues devenues à peu près
impossibles. Excepté au Bois et à l'Opéra, je ne
pouvais guères espérer rencontrer la Malagaise
quelque part. On était au milieu de l'été.
Il n'y avait plus personne à Paris. Et d'ailleurs,
cet Anglais de tripot plus que de salon et
cette femme épousée par amour, mais enfin
d'un passé susf)ect, seraient-ils allés dans le
monde si le monde avait été là ?... Le Bois et
l'Opéra étaient deux bien faibles ressources.
Jamais la voiture de madame Annesley ne
s'arrêtait pour moi quand je la saluais. Et
puisque sa maison m'était fermée, sa loge
à l'Opéra m'était naturellement interdite...
Comme elle n'y posait pas à la manière des
femmes de France, je ne voyais guères, — quand
elle y était, — de l'orchestre où je la lorgnais, que
UNE VARIETE DANS LAMOUR. 157
ses deux yeux de tigre, faux et froids (ils me
semblaient tout cela), par-dessus son grand
éventail de satin noir déplié, et au Bois, j'attra-
pais encore moins de sa personne, car elle
s'entourait de la tête aux pieds de sa mantille-, à
la façon des Péruviennes, et elle ne me lais-
sait apercevoir qu'un seul de ses terribles yeux
d'un charme fatal... Depuis le souper d'Alfred
de Mareuil, j'avais mille fois essayé de la
joindre et de lui parler, mais sa volonté et le
sort avaient toujours fait avorter mes desseins
et rendu la chose impossible. Un soir, entre
autres, je la visa Saint-Philippe du Roule, car,
soit habitude d'enfance ou dévotion réelle (qui
peut discerner rien de bien clair dans cette
âme ardente et profonde?), elle hantait les
églises, en vraie Espagnole qu'elle était, comme '
peut-être sous l'influence de son père, le Mau-
resque toréador, elle aurait hanté les mosquées.
Je revenais justement des Champs-Elysées, où
j'avais passé vingt fois sous ses fenêtres pour
l'apercevoir. En passant, mes yeux tombèrent
sur une voiture que j'eusse reconnue entre
mille et qui stationnait devant les marches de
l'église. C'était cette voiture aux chevaux ale-
zan et à la conque doublée d'orange, où son
corps avai't marqué sa place. Un énorme bou-
quet de genêts et de jasmins jonchait, avec la
mantille de dentelle noire, les coussins affais-
I
1^8 UNE VIEILLE MAITRESSE.
ses sur lesquels elle étalait d'ordinaire, avec
des mouvements si félins, ses mollesses éner-
vantes et provocatrices. — «Ah! — me dis-je
en voyant cette voiture vide qui me jeta au
coeur le désir que m'eût donné son lit défait,
— elle sera entrée dans l'église; » et je jetai
la bride de mon cheval à un enfant qui se
trouvait là. Je montai alors ces marches qu'elle
avait montées, curieux de voir le Dieu méchant
de ma vie demander quelque chose aux pieds
du sien. Il était près de huit heures du soir.
J'ai tant souffert à cette époque, marquise,
que les moindres détails de mes journées sont
marqués dans ma mémoire d'un inextinguible
trait de feu. On chantait le Salut. Je cherchai
l'Espagnole... Qii'allais-je lui dire ? et qu'allais-
je faire? Je n'en savais rien. Je ne réfléchis-
sais pas, j'allais vers elle. J'obéissais à je ne
sais quoi d'aveugle, d'ignorant, de spontané,
de fougueux qui me poussait d'une force irré-
sistible. Je la découvris dans une chapelle, les
coudes nuds sur le prie-Dieu de la chaise où
elle était agenouillée, et son menton dans la
paume de ses mains couvertes de longs gants
de filet, montant à mi-bras. Priait-elle ? Avec
quelle ardeur je le cherchai dans ses regards
et sur ses lèvres ! Si elle priait, elle n'avait donc
pas l'âme inerte, répulsive, inaccessible ! Un
jour elle pourrait m'aimer!... Mais elle ne
UNE VARIÉTÉ DANS L'AMOUR. 159
priait pas. Sa lèvre rouge et presque féroce
était immobile. Son œil, qu'aucune sensation
n'animait, noir et épais comme du bitume,
était fixé, dans une espèce de stupeur qui
était, à elle, sa rêverie, sur les cierges qui
brûlaient et se fondaient vite à la chaleur de
leur propre flamme et à celle d'un soleil d'été
qui avait longtemps frappé la fenêtre incen-
diée de cette chapelle, placée au couchant.
Les derniers feux du soir, passant à travers les
vitraux coloriés, en allumaient encore le ver-
millon et l'azur et semblaient embraser l'air
autour de sa robe noire, comme si elle eût été
le centre de quelque invisible foyer. Ah ! je la
regardai longtemps ! Je me plaçai à quelques
pas d'elle. Il n'y avait entre nous que la grille
de la chapelle contre laquelle j'appuyais mon
front en la regardant. Marquise, ce que j'éprou-
vai est inexprimable pendant ce touchant
office du soir, sous les sons de l'orgue, que
depuis je n'ai jamais pu entendre sans trouble,
aux dernières clartés d'un beau jour et a trois
pas de cette femme que je n'avais pas revue
de si près et si longtemps depuis le souper du
comte de Mareuil... J'avais entendu dire qu'il
est des fluides qu'avec une volonté passionnée
on peut lancer par les yeux et dont on peut
pénétrer l'être le plus rebelle... J'essayai de
la couvn'f de ces magnétiques et fulminants
l6o UNE VIEILLE MAITRESSE.
re,q;ards. Il me semblait que toute mon âme
s'en allait de moi par les yeux pour imbiber
de toute ma vie ce corps adoré et maudit.
Eh bien, la science mentait, marquise; la
passion mentait; tout mentait. Elle ne se re-
tourna pas vers moi une seule fois. J'ai
laissé la trace de mes ongles sur cette grille
qui me séparait d'elle... Un jour, avec elle,
je suis retourné à Saint-Philippe et je lui
ai montré ces vestiges de fureurs soulevées en
moi et laissées par moi dans du fer. Au sein
des désordres de ma jeunesse je n'avais
jamais été impie, et pourtant, ce soir-là, à cette
religieuse cérémonie qui aurait dû me péné-
trer d'un saint respect, je ne vis que cette
femme, devant laquelle je me serais prosterné
sur un signe, comme les fidèles se proster-
naient devant l'autel. Mais ce signe, elle ne le
fit pas. Quand le Salut fut terminé, elle passa
près de moi sans un regard à me donner, bais-
sant le front avec un air tout à la fois dédai-
gneux et farouche... Je la suivis dans la foule,
me sentant défaillir à l'idée que peut-être, en
sortant, je pourrais, dans les flots compacts de
cette foule, la prendre et la serrer sur mon
cœur. Dieu ne permit pas ce sacrilège. Elle
semblait lire dans mes desseins pour les trom-
per. Elle alla au bénitier, y plongea la main et
sortit rapide. Elle s'était déjà élancée en voi-
UNE VARIETE DANS LAMOUR.
i6i
9
I
ture, quand à mon tour je sortis de l'église...
Je n'avais même pu effleurer sa robe; et
lorsque je m'avançai vers la calèche où elle
s'était recouchée, elle partait, la figure à moi-
tié cachée par le bouquet de genêts et de jas-
mins d'Espagne dans les parfums duquel —
comme dans cet Office du soir auquel elle
venait d'assister — elle cherchait peut-être des
sensations et des souvenirs de son pays...
Vous avouerez, marquise, que si elle avait
l'intention d'aiguillonner l'amour par la con-
tradiction et par le mystère, elle s'y prenait
avec la science de la plus admirable coquette.
Mais ce n'était pas une coquette ! c'était une
femme vraie; vous allez voir.
« Ai-je besoin de vous dire qu'amoureux
comme j'étais, outré comme j'étais d'être
rejeté loin de cette femme incompréhensible
qui m'avait excommunié de sa vie, je lui avais
écrit, ne pouvant lui parler, tentant encore,
au risque de la compromettre vis-à-vis de son
mari, cette dernière chance de l'intéresser à la
passion que j'avais pour elle? J'avais hasardé
une vingtaine de lettres, avec l'espérance insen-
sée de ces Italiennes qui mettent à la poste
des Jésuites à Rome celles qu'elles écrivent au
bon Dieu. Mais Dieu eût plus répondu qu'elle.
Et toutes mes lettres m'avaient été renvoyées
avec la plus insolente ponctualité.
102 UNE VIEILLE MAITRESSE.
o Cependant un parti si bien pris de m'évi-
ter et de repousser tout ce qui pourrait venir
de moi, commença à me désespérer. Si elle
avait toujours été une vertu farouche, j'aurais
cru l'apprivoiser à la fin. Mais c'était une fille
du Midi, aux veines noires et pleines, née d'un
amour coupable dans le pays de la vie, et qui
n'avaitjamais — disait-on — économisé, par prin-
cipe, sur ses fantaisies. Ces êtres-là sont invin-
cibles quand ils s'avisent de résister. Mon
amour-propre ne pouvait se donner de conso-
lation d'aucune sorte. Il était bien avéré que
si elle me fuyait, c'est que je lui déplaisais
aussi réellement qu'elle me l'avait dit. Je
n'étais pas aimé. Qiiel coup de foudre à mon
orgueil ! Mais aussi quel coup de foudre à
toute mon âme ! car je l'aimais, moi !... Ce
que je sentais n'était pas un désir mordant qui
prend le cœur et puis le laisse, accablé devant
l'impossible. C'était un amour qui me brûlait
le sang et la pensée; c'était le faisceau de
tous les désirs en un seul. Et quant à l'impos-
sible, j'aurais bravé, Dieu me damne ! jusqu'à
la volonté de Dieu. Ma chère marquise, si je
vous racontais mes sentiments plus que les
événements de cette histoire, je ne pourrais
vous dire fidèlement ceux de cette époque de
ma vie, tant ils furent affreux ! Il me semblait
que j'avais un cancer au cœur... Ah ! n'être
UNE VARIÉTÉ DANS L'AMOUR. i6}
pas aimé c'est toujours un effroyable supplice, —
un non-sens humain, car l'amour devrait appe-
ler l'amour; — mais ne pas l'être pour la pre-
mière fois, quand les femmes vous ont appris
l'orgueil de la fortune qui s'ajoute à votre
autre orgueil; mais n'être pas aimé par une
créature laide et chétive qu'on juge bien infé-
rieure à soi, qu'on écrase de son intelligence,
qu'on méprise presque dans son corps et dans
son esprit, et qu'on ne peut s'empêcher d'ado-
rer et de placer dans tous ses songes, c'est là
une de ces catastrophes de cœur à laquelle,
dans les plus cruelles douleurs de la destinée,
il n'y a rien à comparer. Si parfois j'avais dans
ma vie traité trop légèrement des âmes qui
s'étaient trop livrées à moi, elles étaient bien
vengées maintenant. J'expiais ce que j'avais
fait souffrir. Elle ne m'aimait pas ! J'en
arrivais, de dépit, de fatigue, de rage, aux
projets les plus ridicules et les plus fous. Qiie
je comprenais bien alors le monstrueux amour
que Caligula avait pour cette statue de Diane,
qu'il emportait avec lui partout. Il en était au
moins le maître ! le maître absolu ! Le marbre
ne pouvait pas aimer, et, substance inerte, se
laissait dévorer sans résistance. Mais elle ! ah !
les idées d'oppression sauvage, d'abus terrible
de la force me montaient à la tête. Comme
vous disiez, vous autres du xviii® siècle, avec
164 UNE VIEILLE MAITRESSE.
une expression qu'on trouverait bien brutale à
présent : Je voulais l'avoir à tout prix. Tantôt
je pensais à m'introduire chez elle la nuit,
comme un voleur, et à lui mettre le pistolet
sur la gorge, ainsi que l'avait fait le colonel de
Naldy à la belle marquise de Valmore, qui
s'était exécutée avec une grâce de lâcheté bien
digne de nos jours corrompus. Tantôt je pro-
jetais de l'enlever de vive force, comme si
c'était chose facile que d'enlever malgré elle
une femme qui était toujours accompagnée et
ne sortait jamais à pied. Évidemment, j'extra-
vaguais.
« Un matin, j'étais sorti d'assez bonne heure
à cheval, pour rompre un peu par le mouve-
ment avec l'insupportable idée fixe qui me dé-
vorait. J'étais, d'instinct ou d'habitude, allé du
côté où la Malagaise promenait chaque jour
ses loisirs nonchalants, dont, au nom de
l'amour comme de la vengeance, j'eusse tant
désiré faire de cruels ennuis. Je m'étais avancé
assez loin dans Passy, comptant bien me ra-
battre sur le Bois de Boulogne, où circulent
les promeneurs élégants de l'après-midi et où
j'avais chance de voir filer la calèche noire
et bleue qui me passait tous les jours, réguliè-
rement à la même heure, ses moqueuses roues
sur le cœur. J'étais arrivé dans cette partie de
Passy qui se creuse comme un ravin et dont la
I
UNE VARIÉTÉ DANS L'AMOUR. 165
courbe expire avant de devenir un vallon, — un
petit vallon, grand comme la main, frais, om-
bragé, mystérieux, espèce de coquille de ver-
dure. Des maisons de campagne commen-
çaient de s'y élever. On appelle, je crois, cette
partie cachée de Passy le hameau de Boulain-
villiers. Je venais de terminer une course for-
cée, et je mettais au pas, dans un chemin
bordé de peupliers, mon cheval fatigué. Tout
à coup, une femme à cheval aussi, en amazone
grenat et en casquette de velours noir, parut à
l'extrémité du chemin où j'étais.
« Les amoureux sont comme les somnam-
bules; ils ne voient pas seulement avec les
yeux, mais avec le corps tout entier. Je recon-
nus madame Annesley à une distance qui
m'eût caché toute autre femme qu'elle. Elle
était seule. Ah ! c'était le ciel qui me
l'envoyait ainsi ! Je réprimai un cri de sau-
vage.
o Comme elle n'avait pas les mêmes raisons
que moi pour voir de loin, elle s'avança sans
défiance, et quand elle me reconnut, il n'était
plus temps de m'éviter. Désagréablement sur-
prise sans doute :
« — Caramha .' » — fit-elle ; espèce de juron
dans sa langue svelte et sonore, et qu'elle
disait souvent avec une expression mutine et
colère que, comme tout en elle, j'avais le tort
l66 UNE VIEILLE MAITRESSE.
de trouver charmante ou détestable tour à tour.
o Je la saluai en l'abordant :
« — Madame, — lui dis-je, — le hasard
m'est meilleur que vous. Il s'est chargé de me
donner un rendez-vous que je n'aurais pas osé
demander.
« Nos chevaux se trouvaient alors tête à tête.
Elle s'était arrêtée, me voyant m'arrêter, mais
elle ne me rendit pas mon salut. Elle resta
droite sur sa selle, et me montrant du bout de
sa cravache le chemin devant moi et le chemin
derrière elle :
« — Le hasard est un sot, — reprit-elle. —
Il n'y a point ici de rendez-vous, mais une ren-
contre. Voilà votre chemin, monsieur, voici le
mien ; passez !
« Elle avait, du haut de son cheval qui piaf-
fait, avec sa cravache étendue, un ton de com-
mandement si absolu qu'il provoquait la résis-
tance comme un outrage. Et je lui répondis
avec ime fermeté de résolution que ses airs
les plus superbes ne devaient point entamer:
« — Je ne passerai point, sefîora. C'est
moi qui serais le sot si je laissais échapper l'oc-
casion inespérée de vous voir et de vous parler.
Ici vous ne m'éviterez plus... Si vous fuyez,
je vous suivrai. Avez-vous envie de faire avec
moi une course au clocher jusqu'à Paris? Je
ne suis pas bien sûr que vous ayez lu toutes
UNE VARIÉTÉ DANS L'AMOUR.
167
les lettres que je vous ai écrites. Ici, du moins,
vous m'entendrez, si vous ne me répondez
pas. Vous êtes seule...
« — Pas pour longtemps, — dit-elle. — Sir
Reginald est arrêté dans un de ces chalets, qu'il
veut louer pour la saison. Usera ici tout à l'heure.
o Je trouvai d'assez mauvais goût qu'elle me
parlât de son mari.
o — Eh bien ! — répondis-je, — alors
comme alors ! Mais en attendant qu'il arrive,
je vous demanderai, senora, une explication
sur l'étrange conduite que vous avez avec moi.
Si c'était de l'indifférence que vous m'eussiez
montrée, je ne vous dirais rien, je ne vous
demanderais rien; je souffrirais en silence.
Mais c'est de la haine; j'ai le droit de vous
demander la raison de cette haine. Qi^ie vous
ai-je fait pour me haïr?...
o Mon sentiment pour elle s'attestait dans la
pâleur ravagée de mon visage depuis quelques
jours et par les intonations de ma voix en lui
disant ce peu de paroles. Était-ce cela qui la
rendait muette?... Comme il fallait qu'elle
massacrât toujours quelque chose, elle hachait
rêveusement à coups de cravache les jeunes
pousses d'un arbre qui se penchait aux bords
du chemin.
tt — Oui, — dis-je, augurant bien de cette
rêverie, ne me souvenant que de mon amour,
l6o UNE VIEILLE MAITRESSE.
— pourquoi me haïssez-vous, vous que j'aime
d'un amour qui désarrnerait de la haine la plus
légitime et la plus profonde ? Qiie vous ai-je
fait ? Vous ai-je offensée ? Ne vous ai-je pas
demandé pardon de ce mot de l'autre jour si
cruellement rappelé par vous au souper du
comte de Mareuil ? Je vous en demande par-
don encore. Je vous en demanderai pardon
toujours. C'était le blasphème de l'ignorance;
je ne vous connaissais pas. C'était un blas-
phème contre le Dieu inconnu que j'allais
adorer.
o Tout cela, marquise, n'était pas très élo-
quent, mais c'était sincère ! et la vérité de mon
âme passant à travers mon langage, lui don-
nait peut-être quelque puissance. Toujours
est-il qu'elle m'écoutait.
« Nos chevaux se touchaient... nos coudes
aussi. Je n'avais qu'à allonger le bras et j'en-
laçais cette taille fine et voluptueuse qui pro-
duisait le désir par la souplesse comme d'autres
le produisent par le contour. En deux temps, si
je le voulais, moi qui ne rêvais, depuis quelques
jours, que d'entreprises extravagantes, je pou-
vais l'enlever de la selle, la coucher sur le cou
de mon cheval et l'emporter dans la campagne,
avant qu'on pût même venir à son secours.
« Cette idée me passait dans le cerveau et
me donnait des vertiges. J'y résistais cependant.
UNE VARIÉTÉ DANS l'AMOUR. 169
la voyant presque émue de mes paroles, sou-
haitant chevaleresquement d'être aimé, d'être
aimé avant tout; aimant mieux être aimé
que d'être heureux !
« — Dites-moi, sefiora, — lui dis-je, — que
vous croirez à mon repentir et à mon amour.
Dites-moi que vous n'en repousserez pas l'ex-
pression ; que vous me permettrez de vous
voir parfois, moi qui vous chercherai toujours.
« Mais, relevant ses yeux, — ces yeux frangés
d'airain qu'avait baissés une rêverie menson-
gère,— l'inexorable créature étendit de nouveau
sa cravache sur le chemin que j'avais devant moi.
« — Je n'ai à vous dire que ceci, monsieur
deMarigny, — répondit-elle : — pour la seconde
fois, voilà votre chemin; passez !
« C'était trop. Ce froid mépris, retrouvé là
Iau moment même où je croyais avoir fait
naître l'intérêt ému d'une femme qui se voit
aimée; ce mépris glacé, implacable, laconique
et têtu, souleva en moi une immense colère,
qui emporta les dernières délicatesses de mon
cœur. L'idée que j'avais combattue — de l'enle-
ver de son cheval et de l'emporter comme
une proie — s'empara de moi avec la domina-
tion d'un désir de feu.
« L'amour et la fureur avaient tout tué,
tout foudroyé en moi, excepté l'homme. Je la
saisis au-dessus des hanches et je m'efforçai de
170 UNE VIEILLE MAITRESSE.
l'arracher de la selle, mais c'était une écuyère
consommée, et d'ailleurs mon mouvement
l'avait avertie sans l'effrayer. Elle imprima une
forte secousse à la bouche de son cheval et se
couvrit du poitrail de la noble bête, en la fai-
sant cabrer.
« Sa colère montait jusqu'à la mienne. J'ai,
un soir, au coucher du soleil, dans les bois de
la Corse, blessé une aigle d'un coup de cara-
bine. Elle me la rappelait.
« — Vous êtes un insolent ! — me dit-elle.
— Faites-moi place, ou je vous charge avec
cette cravache à l'instant !
« Elle était superbement pale, superbement
courroucée, superbement posée, la cravache
haute, sur son cheval cabré. Elle m'avait irrité
d'abord, mais, contradiction de l'amour! elle
me plaisait maintenant; elle ne faisait plus que
me plaire. Je la trouvais adorable. J'aimais cette
fureur qui lui allait bien... et je me mis à la
contempler avec ravissement au lieu de lui obéir.
« Ma contemplation fut fort troublée. Un
aveuglant coup de cravache qui me fit voir
mille éclairs, me tomba à travers la figure et me
la marqua d'un sanglant sillon.
« Malgré la douleur 'que je ressentis, je pré-
cipitai mon cheval sur le sien qu'elle avait
rabattu, et j'eus le sang-froid et l'adresse de
recevoir dans ma main ouverte et d'arrêter à
UNE VARIETE DANS L AMOUR. I7I
moitié chemin le poignet délié qui s'était relevé
comme la foudre pour retomber et frapper
une seconde fois.
a De main de femme, tout soufflet est un
avantage pour qui comprend sa position.
« — Ah ! c'est assez comme cela, ma belle
Clorinde, — lui dis-je, en souriant sous ma
balafre, n'ayant plus que la plaisanterie fran-
çaise à opposer à cette furie espagnole. —
Vous marquez trop fort à la première fois les
choses qui vous appartiennent, pour qu'elles
ne puissent pas très bien se passer d'une
seconde empreinte.
a Je lui tenais son petit poignet qui se tor-
dait, qui se crispait dans ma main fermée.
Elle aurait voulu l'arracher. Impossible ! Elle
aurait voulu me voir furieux de ma bles-
sure, et je plaisantais. J'étais le plus fort.
J'étais son vainqueur; j'étais son maître. Ses
sensations étaient inexprimables. Ce que j'avais
manqué d'abord, je pouvais le recommencer.
En lui tenant la main dans la mienne, je la
repris à la taille du bras que j'avais libre. Je
l'étreignais. Elle se débattait. Nos chevaux se
choquaient, se mordaient. On eût dit le com-
bat corps à corps de deux ennemis acharnés.
Au fait, elle était mon ennemie !
" — Reginald ! Reginald ! — se prit-elle à
crier de toutes ses forces.
173 UNE VIEILLE MAITRESSE.
« — Senora, — lui dis-je, — c'est pis qu'un
coup de cravache, un pareil nom ! je vais
l'étoufTer sur vos lèvres.
« Et quoiqu'elle se renversât jusque sur la
croupe de son cheval pour éviter mon baiser
de vengeance, elle allait pourtant le recevoir,
quand un poing fermé et lourd comme s'il
avait été couvert d'un gantelet, me frappa si
violemment sur l'épaule qu'il me fit chanceler
sur ma selle.
« Je me retournai. C'était sir Reginald Annes-
ley que je n'avais point entendu venir dans
ma lutte avec la Malagaise. Sa violente inter-
vention était une injure et une attaque. Et
d'ailleurs, elle l'avait appelé, appelé à sa dé-
fense contre moi ! Il paya pour deux, pour lui
et pour elle, et je lui rendis sur la figure le
coup de cravache qu'elle m'avait donné.
« Alors, avec ce flegme britannique qui est
aussi une éloquence, le baronnet tira de sa
poche deux petits pistolets et m'en tendit un :
« — A quatre pas ! — dit-il, — et feu !
« — Non, monsieur, — lui dis-je, repoussant
son arme et pénétré de son sang-froid. — Pas
en cet instant, pas devant Madame, mais de-
main et à l'heure qui vous conviendra.
« — Eh bien, — répondit-il, — demain, à
dix heures, et dans ce chemin qui a vu l'injure
et qui verra la punition I
UNE VARIETE DANS LAMOUR 17]
a — Va donc pour dix heures! — repris-je,en
regardant cette femme inouïe, cause de ce
duel que j'étais heureux d'avoir pour elle.
« — Pourquoi pas tout à l'heure ? — dit-elle
en fronçant les sourcils comme une enfant con-
trariée et despote. Et, s'adressant à moi avec
un regret d'une cruauté révoltante :
a — J'aurais cependant bien aimé — dit-
elle — à vous voir tué aujourd'hui. »
^♦^
k
VIII
SANG POUR SANG
(Suite d'une variété dans l'amour)
RRivÉ à cette partie de son récit,
M. de Marigny se tut un instant
çj /// aVVV^ comme s'il eût voulu laisser place
^-és^^-T^ à quelque observation de la mar-
quise; mais trop vivement intéressée pour
ne pas désirer connaître ce qui allait suivre :
a Continuez, continuez, — dit-elle à son
futur petit-fils.
— Nous revînmes à Paris — dit Marigny —
par des côtés différents. J'allai trouver Alfred
de Mareuil et je lui contai mon aventure. Il
s'étonna d'abord; puis S'amusa beaucoup de
I
SANG POUR SANG. 17$
ma balafre restituée au visage du mari. Il
consentit à me servir de témoin. « Il est fort pro-
bable — ajoutat-il — que sir Reginald va venir
me demander le service que vous réclamez de
mon amitié. Vous avez bien fait de venir le
premier. » Nous parlâmes longtemps de la
Malagaise. J'épiais un peu, je l'avoue, ses sen-
sations sur sa physionomie. Mais rien dans sa
personne, ni dans ses paroles, ne trahit la dis-
crétion d'un homme heureux.
a Le lendemain, à neuf heures, nous étions
au hameau de Boulainvilliers, le comte de
Mareuil, le comte de Cérisy qu'il s'était adjoint
et moi. En allant, Mareuil m'avait raconté que
ses prévisions s'étaient justifiées, et que sir
Annesley l'avait prié la veille au soir de l'assis-
ter dans son duel. « Il se sera probablement —
dit le comte — adressé, sur mon refus, à quel-
que compatriote en voyage, car il ne connaît
personne à Paris. »
a Au moment où nous entrions par une
extrémité dans le chemin bordé de peupliers
que nous avions choisi pour notre rendez-vous,
nous vîmes arriver, à l'autre extrémité de ce
chemin, la calèche anglaise de sir Reginald
Annesley. Elle vint à nous du trot léger des
deux magnifiques chevaux alezan qui la traî-
naient. C'était un véritable gentleman que sir
Reginald Annesley. Qiiand il s'agissait d'un
I
176 UNE VIEILLE MAITRESSE.
duel, il se piquait d'exactitude. Il descendit
de sa calèche aussi lestement qu'il eût fait
devant Tortoni. Deux jeunes gens l'accom-
pagnaient.
« — Ce sont mes témoins que je vous pré-
sente, messieurs, — dit-il en nous saluant avec
politesse et dignité et en donnant la main au
comte de Mareuil.
« — Et voici les miens, monsieur, — répon-
dis-je, en désignant du geste MM. de Mareuil
et de Cérisy.
« Il n'y avait plus qu'à faire les préparatifs
d'un combat dont personne de nous ne con-
testait la nécessité. C'était au pistolet que nous
devions nous battre. On nous plaçait à la dis-
tance de quarante pas; nous devions marcher
l'un sur l'autre et nous pouvions tirer quand il
nous plairait, même à bout portant.
« Pendant que l'on comptait les pas, le
croiriez-vous, marquise?... j'avais reconnu la
Malagaise dans le second témoin de sir Regi-
nald ! ! ! Je pris par le bras le comte de Mareuil,
et l'entraînant à l'écart:
« — Vous rappelez-vous — lui dis-je — le
fameux duel du duc de Buckingham et du duc
de Shrewsbury, dans lequel la duchesse, dé-
guisée en page, tint le cheval de son amant
et décampa avec lui quand le pauvre diable
de mari eut été couché s,ur le carreau ? Tenez 1
SANG POUR SANG. 177
u
aventure. Voici une demoiselle d'Espagne qui
va donner à la grande dame Anglaise une leçon
de moralité ! Regardez !
« — Par la mort, c'est la Malagaise ! — s'écria
Alfred de Mareuil stupéfait. — Voilà qui est
de plus en plus incompréhensible ! Qiielle
diable de haine enragée avez-vous allumée
dans cette femme-là ? Cela passe toute pro-
portion connue; mais, je l'avoue, cela com-
mence à me révolter. Oui, d'honneur, j'ai
beau être amoureux d'elle, un pareil acharne-
ment ne l'embellit pas. C'est odieux! Et sir
Reginald — dit-il encore — qui consentà prendre
sa femme pour témoin dans une affaire aussi
sérieuse! Ces Anglais! Poussent-ils loin l'excen-
tricité ?... J'ai envie de déclarer à ces messieurs
ce qu'il en est, et de protester contre l'incon-
venance de la présence d'une femme ici.
c — Gardez-vous-en bien, — répondis-je. —
J'ai eu la même pensée que vous hier, quand
sir Reginald m'a proposé le combat, place
tenante; mais aujourd'hui, non ! Jugeons cette
femme. Allons jusqu'au bout. Sachons le mot
de l'énigme, s'il y en a un. Et puisque la fille
du toréador a soif de sang, qu'elle le voie
couler !
« Je la regardais en parlant ainsi. Je n'en
pouvais ôter ma vue. Était-ce une illusion der-
I. 33
UNE VIEILLE MAITRESSE.
nière ? mais jamais elle ne m'avait paru plus
charmante. Ce qu'en elle la femme avait
d'irrégulier, de dur, de trop maigre, disparais-
sait quand elle était habillée en homme. Sa
redingote de velours noir, serrée à la taille,
dessinait gracieusement son torse nerveux et
agile qui provoquait si bien les frémissantes
étreintes de l'amour, en les défiant. Volup-
tueuse par la tournure, cruelle par la physio-
nomie, de nous tous qui étions là pour tuer
ou pour voir mourir, elle était certainement la
moins émue. La haine tranquille couvrait son
visage, armé d'audace, d'un masque de lave
éteinte. Elle tenait dans ses petites mains, fines
et calmes, l'un des pistolets qui devaient nous
servir et qu'elle-même venait de charger.
« Le duel ne fut pas long, marquise ! A un
signal donné par le comte de Mareuil, sir
Reginald et moi nous marchâmes l'un sur
l'autre. Je tirai le premier au dixième pas.
Et comme je regardais bien plus ma fascina-
trice que mon adversaire, ma balle se perdit
et s'enfonça dans un des arbres du chemin. Je
dois lui rendre cette justice : les instincts gé-
néreux vivaient en sir Reginald Annesley. Le
sang, brûlé par les alcools et le jeu, roulait
encore de nobles gouttes. Il s'était avancé vers
moi, la main pendante, et la bouche de son
pistolet tournée vers la terre. Il s'arrêta quand
SANG POUR SANG,
79
j'eus tiré, comme s'il avait méprisé l'avantage
de tirer sur moi sans danger pour lui. Il hési-
tait, tenant toujours son arme baissée.
« — Tire ! et tue-le donc, — fit l'implacable
Malagaise. — Qti'attends-tu ?
« Et moi, ne voulant pas être en reste devant
cet homme qui. hésitait avec grandeur, je mar-
chai carrément vers lui, en lui présentant toute
la largeur de ma poitrine, et, par là, je le for-
çai à lever son arme, car il eût répugné à
me tuer à bout portant. Le fils des premiers
flibustiers du monde n'avait jamais manqué
son coup. Il cligna de l'œil, fit feu d'une main
ferme et m'étendit à ses pieds.
« La balle m'avait traversé de part en part.
« Je ne sais combien de temps je demeurai
sans connaissance, mais quand je repris mes
sens, je me trouvai dans mon appartement,
en proie à une fièvre intense et à d'intolérables
douleurs. Mes témoins m'avaient transporté
chez moi. Ils me montraient un zèle affectueux
qui s'élevait jusqu'au dévouement; le comte de
Mareuil surtout. Je le connaissais bien plus
que le comte de Cérisy. Le temps que je passai
sur mon lit de tortures, il vint me voir presque
tous les jours. Fatalement, je lui parlai de la
Malagaise. Son image, sa pensée ne me quit-
taient plus. Pendant la nuit, si ce que je souf-
frais ne m'empêchait pas de dormir, je la voyais
l8o UNE VIEILLE MAITRESSE.
incessamment sous ses vêtements d'homme.
J'entendais sa voix acharnée s'écrier comme le
jour du duel : « Tue-le, Reginald ! » et, faut-il le
dire ! l'amour fait-il de nos plus grands orgueils
des lâchetés? Tant de haine n'appelait pas ma
haine! J'aimais mon bourreau. Oh ! quel sup-
plice d'aimer son bourreau ! «Mon cher, — me
disait de Mareuil, — nous nous perdons dans
cet abîme. Avec mon amour pour elle, elle m'a
fait positivement horreur, jusqu'au moment où
vous avez été frappé. Mais à peine êtes-vous
tombé, qu'un peu de la femme s'est retrouvé.
Elle est devenue pâle comme on le devient
quand on va mourir. Trop occupé de vous don-
ner les premiers secours et de vous rapporter
à Paris, je n'ai guères pu étudier ou deviner
le genre d'émotion qui l'a saisie. Était-ce de la
haine satisfaite ? de la pitié ou simplement des
nerfs montés qui se détendaient?... Je ne
sais, mais, du moins, elle avait perdu le carac-
tère de férocité sombre et froide qui m'avait
tant révolté pendant le détail du combat. »
Alfred de Mareuil ajoutait une infinité d'autres
choses. Par exemple, après le duel, il avait
été plusieurs jours sans la voir, quoique sir
Reginald eût eiTvoyé assez délicatement prendre
de mes nouvelles chez le comte et qu'ils se
maintinssent tous les deux sur le pied de fami-
liarité intime où ils vivaient depuis longtemps.
SANG POUR SANG. l8l
I
QLiand il la revit, il l'avait trouvée la même
femme. 11 semblait qu'elle eût oublié la part
extraordinaire qu'elle avait eue à ce duel dont
elle avait été la cause. Il osa l'interroger, mais
elle lui dit simplement comme si cela expli-
quait les plus étranges conduites : a Jele haïssais,
voilà tout. » Et elle ne répondit plus à ses ques-
tions. — « J'espère qu'il vous le rend bien,
sefîora, — lui avait répondu de Mareuil; — il
vous doit un coup de pistolet qui pouvait l'en-
lever aux plus jolies femmes de son époque.
L'amoureux n'en mourra pas. Dieu merci,
mais l'amour pourrait bien en mourir. »
En disant cela, le comie de Mareuil était-il
sincère? Ne savait-il pas que le mal qui
vient de la personne aimée est une raison
pour l'aimer davantage, et que les grandes
passions savent vivre de ce qui tuerait de mé-
diocres sentiments ?
« J'en faisais alors l'expérience. Déchiré par
les plus atroces souffrances de corps et d'esprit,
j'idolâtrais la Malagaise qui m'avait infligé
toutes ces douleurs. Ma blessure était si dan-
gereuse que je fus pendant plus de deux mois
entre la vie et la mort. Cependant, je me sou-
mettais aux prescriptions du médecin avec
l'obéissance aveugle d'un homme qui a la
passion de guérir. Je voulais guérir pour la
revoir. Ce que me disait de Mareuil n'étan-
UNE VIEILLE MAITRESSE
chait pas mes soifs de cette femme. L'amour,
même violent, même convulsif comme je
l'éprouvais, n'empêche pas l'exercice de la
pensée; il en double le jeu, au contraire. La
haine de cette Espagnole était un double pro-
blème qui aiguillonnait autant les curiosités de
l'esprit qu'elle exaspérait les désirs du cœur.
De plus, je remarquai bientôt que mon tendre
ami de Mareuil ne répondait plus à mes ques-
tions qu'avec contrainte, et je m'inquiétai fort
de cela. Je commençais d'être jaloux. Je me
persuadai que de Mareuil était fort embarrassé,
dans la position où nous étions l'un vis-à-vis de
l'autre, de me parler d'une femme qui peut-
être avait fini par l'aimer et qui lerendait heu-
reux. Cette idée ajouta à tout ce que je souf-
frais. Ce fut là une autre blessure plus incu-
rable que celle de ma poitrine, qui allait
chaque jour se cicatrisant. J'aspirais au mo-
ment où je pourrais sortir. Je me levais et
marchais dans mes appartements, mais le mé-
decin n'en permettait pas davantage. Une
fièvre nerveuse, qui tenait plus à l'état de
mon âme qu'à une cause physique, me repre-
nait le soir et me forçait à me jeter au lit. Un
de ces soirs-là, je m'y étais mis de bonne
heure; fatigué, n'en pouvant plus, je n'avais
pas même détaché ma robe de chambre, tant
je m'étais précipité à ce sommeil que j'aimais
SANG POUR SANG. 183
pour les rêves qu'il m'apportait toujours. On
était au commencement de septembre. La
chaleur, qui rendait ma guérison plus difficile,
était étouffante. Le soleil était couché, mais la
nuit était loin encore. Je ne dormis pas long-
temps. Quelque chose de plus brûlant que la
chaleur qui m'oppressait, passa sur mes yeux
et me réveilla. Qiiand je les rouvris..! Ah!
je crus à une hallucination de ma tête affai-
blie ! Je vis nettement la Malagaise, assise sur
le pied de mon lit, mais le buste penché vers
moi, ayant pour point d'appui sa main posée
près de mon épaule. Son visage effleurait telle-
ment mon visage, que c'était sans doute l'ha-
leine de sa bouche entr'ouverte qui était passée
sur mes paupières. Elle était immobile, silen-
cieuse et pâlie, maigrie, changée, méconnais-
sable, mais les yeux toujours vivants, — ces yeux
vampires qui vous suçaient le cœur en vous
regardant, et qui, pour la première fois, cher-
chaient les miens avec une douceur in-
connue.
a — Ah ! mon Dieu, toujours ce rêve ! —
m'écriai-je, effrayé et heureux en même temps
de ce qu'il ressemblait si fort à la vie.
« — Ce n'est pas un rêve ! — dit-elle de sa
belle voix de contralto, qui m'attesta, par une
sensation de plus, que je ne dormais pas. —
C'est la réalité, c'est Vellini.
l84 UNE VIEILLE MAITRESSE.
I) Et en effet, marquise, c'était elle, chez
moi ! assise sur le bord de mon lit ! Comment
y était-elle venue? Elle! Vellini, mon enne-
mie ! cette femme cruelle qui avait voulu me
voir mourir.
« Je crus à quelque épouvantable ruse, à
quelque lâche ironie de cette femme vindi-
cative et haineuse, qui comptait peut-être,
sur ma blessure pour braver sans péril la pas-
sion dont elle venait attiser et tromper les ar-
deurs,
o — Ah ! — pensais-je, — tu te risques dans
l'antre du lion, imprudente !
« Je me soulevai sur mon séant. Mon visage
disait trop ma pensée. Elle me devina.
a — Restez ! — reprit-elle. — J'ai fait ce
que vous allez faire. La porte est fermée à
double tour. Voici la clef.
o Et elle me la tendit comme on offre les
clefs d'une ville à un vainqueur.
« — Je n'ai pas peur, Ryno, — dit-elle en
croisant les bras avec résolution sur sa poi-
trine; — j'ai assez lutté, mais je suis vaincue.
Je ne me donne pas: vous m'avez prise j faites
de moi ce que vous voudrez.
« C'était clair et hardi dans sa soumission
même. Cependant ce n'était pas assez... Il est
des bonheurs tellement grands, tellement ines-
pérés, que, quand ils tombent à vos pieds un
SANG POUR SANG.
jour, VOUS ne savez comment vous y prendre
pour les ramasser.
« — Eh quoi, vous m'aimeriez ! — lui
dis-je.
« — Comme une folle, — interrompit-elle
avec une passion qui fit sur moi l'effet d'une
bouffée de flammes. — J'ai commencé par
vous haïr. Mais ma haine, c'était de l'amour
encore. Qiiand je vous ai vu pour la première
fois devant Tortoni, cette femme qui vous pa-
raissait si froide était foudroyée. Je ne sais
quoi m'avertissait que vous pourriez me deve-
nir fatal et courber un jour cette altière Vel-
lini qui, toute sa vie, se joua de l'amour des
hommes ! D'effroi, je me mis à vous haïr avec
frénésie. Le mépris que vous fîtes de moi, cette
mine hautaine qui me déplaisait par sa hau-
teur même, mais, malgré moi, imposait à ma
pensée et captivait mon souvenir; ce que le
comte de Mareuil me dit de vous et de votre
empire sur les femmes ; tout augmenta mon
épouvante et ma haine, — car ces deux senti-
ments étaient en moi. Je suis une orgueilleuse.
Votre orgueil blessait et irritait le mien.
Quand, à souper chez de Mareuil, vous me
parlâtes de votre amour, je crus que c'était la
fantaisie blasée d'un homme gâté par les
femmes qui vous repoussait vers moi. Vous
m'aviez trouvée laide, mais je résistais! Je ne
24
l86 UNE VIEILLE MAITRESSE.
vis là que sûreté de vous-même, sentiment de
votre force et caprice. Plus tard, je crus à votre
amour. Mais quand je ne doutai plus de votre
passion pour une femme qui, après tout, en
avait inspiré plus d'une... je fus heureuse...
oui, heureuse ! de vous faire souffrir, a Souffre
donc, orgueilleux! » medisais-je; « souffre donc
par moi et pour moi ! » Cette pensée ne me
quittait pas. J'en jouissais au fond de mon
âme. Je ne vous fuyais que pour vous faire
souffrir davantage, tout en me préservant de
vous. Ah ! je voulais rester moi-même! Je ré-
chauffais ma haine dans mon sein quand ce
serpent voulait s'endormir. Je l'exagérais, je la
grandissais, pour échappera l'amour dont j'étais
menacée, — que je sentais dans ma haine !
dans ma haine qui ne l'étouffait pas! qui ne
pouvait pas l'étouffer ! Je m'indignais jusqu'à
la fureur de cette impuissance. J'agissais tou-
jours de manière à m'attester qu'elle n'existait
pas. Voilà pourquoi je suis venue à ce duel
dont vous avez été victime. Voilà pourquoi j'ai
chargé l'arme qui devait vous blesser; que j'ai
crié : Tue-le, Reginald!... » 11 me semblait que
cette puissance que vous aviez, et contre laquelle
je combattais, je la noierais dans votre sang ré-
pandu ; que vous mort, je n'aurais plus per-
sonne à craindre. Me suis-je trompée? J'étais
stupide. Qiiand vous êtes tombé sous la balle,
SANG POUR SANG.
j'ai senti que j'étais perdue... Si vous étiez mort,
je me serais poignardée...»
« Je la pris dans mes bras avec délire et je
la couvris de caresses.
« — Oui, serre-moi contre cette poitrine que
j'ai fait blesser, — dit-elle. — A la force de tes
étreintes, montre-moi que la vie t'est revenue,
mon Ryno ! Une autre que moi te dirait tout
ce qu'elle aurait souffert depuis quarante jours.
Mais moi, non ! Je ne me vante que de t'aimer.
Regarde et devine ! Tiens ! — ajouta-t-elle en sou-
levant ses bandeaux, torrents de cheveux noirs
vigoureusement ondes à ses tempes, — les che-
veux m'ont blanchi.» — C'était vrai, marquise ! —
— o Ah! j'ai vieilli, — reprit-elle, — dans les re-
mords et les inquiétudes tant de nuits ! Je suis
venue ici secrètement, en versant de l'argent à
pleines mains. J'ai obtenu de ceux qui te soi-
gnaient de passer les nuits près de toi. Quiand
tu te réveillais, je me cachais pour ne pas te
causer d'impression funeste. Tu ne te plaignais
pas, tu souffrais comme un homme. Mais tu
n'avais pas besoin de te plaindre pour que je
sentisse dans mon sein les morsures de l'acier
qui avait déchiré ta poitrine. Enfer pour qui a
le sang que j'ai dans les veines ! Il fallait res-
pecter ton repos; il fallait ne pas baiser cette
bouche qui disait mon nom dans le sommeil !
ce front que j'avais balafré ! Moi qui n'ai
UNE VIEILLE MAITRESSE.
jamais résisté au moindre désir de mon âme,
j'étais enfin domptée par la terreur de faire
mal à l'homme que j'aimais...
« Enivré par ces ardentes paroles, je hachais
de baisers ce qu'elle me disait. Tout à coup, je
rencontrai sous ma main quelque chose de dur
qui roulait entre le corset et la poitrine de la
Malagaise.
« — Qii'est-ce que cela ? — lui dis-je.
« — C'est le plus précieux de mes bijoux,
— répondit-elle en écartant les bords de sa
robe échancrée en cœur, et elle me montra la
balle extraite de ma blessure qui meurtrissait
sa peau brune et fine.
« — Vois-tu, — reprit-elle, — quand on a
sondé ta blessure, j'étais là. Tu ne me voyais
pas. Je me dérobais derrière les rideaux, mais
j'étais là. Je n'approchai de toi que quand tu
fus entièrement évanoui sous la douleur qu'on
te fit endurer. Le médecin me prit pour ta
maîtresse; il se trompait : je n'étais encore
que ton esclave. Je me jetai sur cette plaie
saignante; il m'en écarta; mais je saisis son
scalpel et je menaçai de l'en frapper s'il résis-
tait à ma volonté. J'avais entendu dire que
sucer les blessures les empêchait d'être mor-
telles, et je voulus sucer la tienne.
« — J'ai donc bu de ton sangl — ajouta-t-elle
avec une inexprimable fierté de sensuelle ten-
SANG POUR SANG. 1 89
dresse. — Ils disent, dans mon pays, que c'est
un charme... que quand on a bu du sang l'un
de l'autre, rien ne peut plus séparer la vie,
rompre la chaîne de l'amour. Aussi veux-je,
Ryno, que tu boives de mon sang comme j'ai
bu du tien. Tu en boiras, n'est-ce pas, mon
amour?...
« Et rapidement, car elle avait la rapidité
au même degré que l'indolence, elle prit un
petit poignard caché dans sa ceinture, et elle
en fit briller l'acier avec une coquetterie sau-
vage.
« Je lui saisis le bras de vive force.
« Mais le courroux traversa ses sombres
prunelles d'un éclair plus incisif et plus bleu
que celui de la lame qui resplendissait dans
sa main. Elle frappa du pied avec violence.
Les veines de son cou se gonflèrent et noirci-
rent.
a — Cela sera ! — dit-elle avec un de ces
emportements familiers à son caractère et sous
lesquels tout, dans sa vie, avait plié comme
sous l'ouragan. Du fond de sa colère, elle se
prit à sourire.
« — Tu ne me tiendras pas la main toujours,
— dit-elle, avec la tranquillité du défi.
« Je la savais aussi opiniâtre que violente.
Ce n'était pas pour rien qu'elle avait ce front
bombé, sur lequel le rayon de lumière se bri-
190 UNE VIEILLE MAITRESSE.
sait, vaincu. Je renonçai à exalter sa folie en
la combattant : j'abandonnai la main que je
tenais.
« Alors elle écarta avec un geste d'une len-
teur triomphante la dentelle qui recouvrait la
ferme tablette de la poitrine.
« — Écoutez! — lui dis-je de toute l'auto-
rité de ma parole, — vous m'avez dit que vous
m'apparteniez; vous m'avez dit que j'étais
votre maître. Ceci est à moi ! Je vous défends
de vous frapper là.
« — Eh bien^ au bras! — répondit-elle.
« Elle l'avait nud. J'essayai de diriger sa
main et de retenir le stylet sur la peau effleu-
rée ; ce fut en vain. Elle l'enfonça avec une
résolution souveraine. Un flot d'un pourpre
profond inonda son bras bistré.
« — Tiens ! bois ! — me dit-elle.
« Et je bus à cette coupe vivante qui frémis-
sait sous mes lèvres. Il me semblait que c'était
du feu liquide, ce que je buvais!
« Tout cela, marquise, était bien absurde,
bien superstitieux, bien -insensé, presque bar-
bare; mais si ce n'avait pas été tout cela,
aurais-je aimé cette femme comme je l'ai aimée ?
Je puisai sans doute dans sa veine ouverte
l'avant-goùt des voluptés cruelles, la soif du
bonheur agité, brûlant, orageux, qui pendant
longtemps fut ma vie. A partir de ce soir-là,
SANG POUR SANG.
[91
Vellini devint ma maîtresse, et elle justifia par
des largesses de reine et l'empire des plus
inexprimables sensations le titre dont elle était
si fière.»
— Sur ce simple échantillon, — dit la
marquise, — je comprends déjà vos dix ans.»
— Vous comprenez, n'est-ce pas? — reprit
Marigny, — qu'ils ressemblèrent toujours un
peu à ces premiers moments que je viens de
décrire. L'amour, dans ses intimités les plus
voulues, dans l'abandon de ses habitudes les
plus chères, porte éternellement la marque de
son origine. On continue de s'aimer comme
on commença. L'amour de Vellini s'était nié à
lui-même qu'il existât ; il avait combattu avec
acharnement contre sa propre violence. Au
nom de l'orgueil inquiet et blessé, au nom de
l'indépendance de la vie menacée, il avait
réagi avec une opiniâtreté furieuse contre l'être
qui l'inspirait. Puis il s'était déclaré vaincu et
mis aux pieds de son vainqueur, lui offrant la
dépouille opime de ses résistances désavouées,
altéré du double bonheur de la confiance et
des caresses. Mais cet amour ne changeait pas
le caractère de Vellini. L'asservissement de
cette âme impérieuse, qui s'était rejetée à la
haine pour ne pas se livrer à l'amour, ne fut
pas si grand, si complet que parfois elle ne se
relevât, comme l'acier d'une épée qu'on plie
I
193 UNE VIEILLE MAITRESSE.
sur le pavé, de toute sa hauteur, sous ma
main. 11 avait beau m'étre attaché par des
liens de feu, ce cœur s'insurgeait souvent
contre moi. De mon côté (mystérieuse et natu-
relle sympathie!), moi, qui n'avais pas cherché
comme elle à étouffer dans mon âme la pas-
sion qu'elle y avait allumée, je sentais la haine
et la colère passer quelquefois à travers
l'amour! Jusque dans l'intimité la plus pro-
fonde, ces chocs soudains de nos deux âmes
nou-s refaisaient ennemis armés l'un contre
l'autre, et communiquaient quelque chose
d'horriblement fauve aux caresses dont nous
nous repaissions.
« Mais ce ne fut point les jours qui suivi-
rent le soir où la Malagaise avoua sa défaite
que ces choses survinrent; ce fut plus tard.
Tout d'abord nous ne fûmes qu'heureux; et si
le bonheur nous dévora, du moins, nous,
nous nous épargnâmes. Je fus bientôt entière-
ment guéri de ma blessure; mais je n'avais
pas de raison pour sortir d'un appartement où
Vellini venait tous les jours. Elle arrivait, fur-
tive et voilée. Qiiand elle entrait, elle bondis-
sait dans mes bras, et c'était avec les mouve-
ments des tigresses amoureuses qu'elle se rou-
lait sur mes tapis en m'y entraînant avec elle.
Marquise, je puis dire ces choses à une femme
comme vous. Bien des cœurs, plus ou moins
SANG POUR SANG.
»9Î
épris, avaient battu sous ma main, mais
jamais je n'avais vu ni éprouvé de tels trans-
ports. 11 y avait en Vellini un magnétisme
secret dont elle me faisait partager l'empire,
et qui, pénétrant invinciblement au plus pro-
fond de mon être, en partait pour retourner
au centre du sien. Je n'aurai point de fausse
honte avec vous, marquise, qui vous moquez
des hypocrisies de ce siècle. Oui, notre amour,
— cet amour qui avait commencé par la haine,
et qui avait bu du sang pour s'éterniser, — était
surtout physique et sauvage. Seulement la
possession, ordinairement si meurtrière, le
vivifiait, l'accroissait, au lieu de l'anéantir. Il
n'avait pas les langueurs rêveuses ni les con-
templations muettes qui prennent les amants
rassasiés et les rejettent à la vie de l'àme,
entre deux bouchées de caresses. Mais c'est
que les sens fatigués n'étaient jamais assouvis!
Vellini, d'entre toutes les femmes peut-être,
était la seule qui savait en éterniser les voluptés
délirantes.
« Nous passâmes à peu près quinze jours
dans cet entrelacement brûlant qui fait si bien
oublier le monde à deux êtres, accablés de
bonheur... Mon appartement était situé rue
de la Ville-l'Évêque, dans le pavillon d'un
mystérieux jardin, où les bruits venaient
mourir comme la lumière. C'est là que nous
194 UNE VIEILLE MAllRESSE.
nous créâmes cette solitude nécessaire à l'a-
mour. Je ne recevais personne. A tous ceux
qui se présentaient pour me voir, on répon-
dait que j'étais à la campagne. Je voulais par
là éviter le comte de Mareuil, dont la conduite,
à mon égard, avait été parfaite, et lui épar-
gner le soupçon d'une félicité qu'il aurait
peut-être devinée dans mes paroles ou dans
mes regards. Et puis, je voulais être libre!
Maîtresse de son temps et de ses démarches,
Vellini venait tôt et s'en allait tard. Je l'atten-
dais quand elle n'était pas venue, et quand
elle était partie, je recommençais de l'atten-
dre; cercle de sensations intenses dans lequel
je roulais et dépensais les forces haletantes de
mon âme! La vie pour moi n'existait pas hors
de Vellini. Je la passais tête-à-tête avec mes
souvenirs des jours précédents, de la veille,
d'il y avait une heure ! m'enivrant des traces
laissées sur les meubles que son corps souple
avait pressés, qu'il avait tiédis et où je la
cherchais encore... On n'analyse point de
telles folies. C'en est même une autre que de
les rappeler. Pendant ces premiers quinze
jours, consacrés par les bouleversantes sur-
prises d'une volupté torréfiante, par des
découvertes dans les jouissances d'un amour
qui peut tout et veut tout, je vécus, moi, le
Marigny que vous connaissez, marquise, soumis
SANG POUR SANG. I95
à tous les despotismes de cette femme qui
avait tremblé de m'aimer. Je lui donnai une
clef de mon appartement; je m'y laissai enfer-
mer par elle. J'eus la coquetterie de l'escla-
vage. Je fus l'odalisque de notre liaison et elle
en fut le sultan. Cela lui plaisait; cela flattait
la fierté de son âme autant que cela rassurait
l'inquiétude jalouse attachée à tout grand
amour; et moi, cela me plaisait aussi. Cela
me plaisait de la voir vraiment souveraine et
maîtresse; volontaire, impérieuse jusque dans
mes bras; lionne frémissante dont le courroux
était si près de la caresse !
« Je vous ai dit, m*arquise, qu'elle s'en
allait tard. Son mari, sir Reginald Annesley,
livré à son goût effréné pour le jeu, passait ses
nuits dans les tripots et ne rentrait guères à
l'hôtel que vers le matin. C'était à cette heure
aussi que les bras enlacés se dénouaient, et
qu'un dernier baiser scellait tristement nos
adieux. Je l'enveloppais alors, pâle de plaisir
et les artères encore palpitantes, dans un long
châle qui lui cachait la taille, et je la recon-
duisais souvent en voiture, quelquefois à pied.
Une fois, l'heure était plus avancée que de
coutume. Le temps avait vainement marqué
son passage. Plongés, perdus dans l'abîme de
nos sensations, nous n'avions rien entendu. Le
ciel commençait à blanchir, et je le lui dis.
196 UNE VIEILLE MAITRESSE.
o Mais elle écouta, sans sourciller, la petite
diane d'épouvante que je lui sonnais :
« — Bah! — répondit-elle, avec l'enfantil-
la.qe audacieux des passions fortes et l'imagina-
tion des filles du Midi. — Je veux, Ryno, que
le soleil me voie dans tes bras ce matin.
« Rien ne m'avait annoncé ce nouveau et
brusque caprice, qui était de l'amour encore,
mais pouvait être une dangereuse imprudence.
Son front, que léchaient en passant les
flammes de la passion satisfaite, mais qui,
même quand la bouche criait de plaisir, restait
toujours impénétrable; ce front, hélas! de
femme aimée, qui souvent m'avait fait compren-
dre que Caligula tranchât la tête à sa maîtresse
pour voir ce que cette tête cachait, n^avait
point trahi sa pensée depuis cinq heures qu'il
reposait sur mon épaule et que je le couvrais
de baisers. Maintenant, il s'entr'ouvrait un
peu.
a — Carino, — reprit-elle, — ne parle pas
d'imprudence. Je veux rester et je le puis.
Tiens! vois ma main, je n'ai plus mon alliance.
Je l'ai brisée tantôt sous le talon de ma bot-
tine, en annonçant à sir Reginald que je t'ai-
mais.
« — Vraiment! — repartis-je, encore plus
heureux qu'étonné de son action; car je savais
dans quel fier moule Dieu l'avait jetée, et
SANG POUR SANG. I97
combien son énergique nature avait besoin
de sincérité.
« — Oui, — dit-elle, — je n'ai pas voulu
le tromper. J'avais voulu l'aimer quand il
m'épousa à Séville, mais ce que tu m'as mis
dans le cœur, Ryno, m'a bien fait voir que je
ne connaissais pas l'amour.
o — Et qu'a-t-il répondu? — lui deman-
dai-je.
« — Il est terriblement jaloux, — répondit-
elle, — et après le jeu et le Porto gingembre,
je suis encore ce qu'il aime le mieux. Il est
donc entré en fureur. Je m'y attendais. Si je
ne l'avais pas évité, il m'aurait porté dans la
poitrine un coup de poing de son pays. Pour
ne pas le frapper comme on frappe dans le
mien, j'ai jeté mon cuchillo à l'autre bout de la
chambre. Mon calme a glacé sa sanguine
colère. Il est tombé dans une apathie brutale.
Et moi, je me suis tranquillement enveloppée
de ma mantille, et je suis sortie de l'hôtel
qu'il habite, pour ne jamais, vois-tu, y remet-
tre ce pied-là !
a Et elle souleva son pied légèrement, — un
pied busqué qui attestait la race de sa mère.
Je le pris dans mes mains et je le baisai.
o — Tu m'appartiens donc toute! — lui
dis-je avec l'orgueil de la possession complète,
non plus de celle qui triomphe derrière les
198 UNE VIEILLE MAITRESSE.
rideaux d'une alcôve et les faussetés du monde,
mais de celle qui foule avec dédain tous les
masques et se montre hardiment à ce monde
sans cœur.
« — Oui ! — répondit-elle, en levant la tête
avec un orgueil plus rayonnant encore que le
mien. — Je n'étais ta maîtresse qu'ici; à pré-
sent, je la serai partout. J'étais la femme légi-
time d'un baronnet anglais, sir Reginald Annes-
ley. Je ne suis plus que Vellini la Malagaise,
la maîtresse publique de Ryno de Marigny. »
1^
IX
l'égoïsme a deux
(Suite d'une variété' dans l'amour)
E lendemain, — continua M. de
Marigny après une nouvelle pause,
— tout Paris, le Paris des jeunes
gens de la rampe de Tortoni et du
balcon de l'Opéra, sut que M'"^ Annesley avait
quitté son mari pour me suivre. Mon ami, le
comte de Mareuil, reçut cette nouvelle comme
un coup de tonnerre ; mais sa passion, très
réelle au fond, l'emportant sur son ancienne
vanité et le dandysme tenant toujours, de sa
main gantée, les rênes blanches de sa conduite,
comme il tenait celles de son tilbury, il ne fit
I
UNE VIEILLE MAITRESSE.
pas d'éclat et resta de bon goût avec moi.
J'avais gagné cette fameuse partie que nous
avions engagée un certain soir, et dont l'amour
de la Malagaise était l'enjeu. Nous avions joué
à visage et à jeu découverts. Il avait même
souri, me croyant perdu. C'était lui qui l'était,
au contraire! Q^ie pouvait-il me reprocher?...
Je comprenais maintenant le silence dans le-
quel, lors de ses dernières visites, il s'était
réfugié quand je lui parlais de la Malagaise.
Avec le flair de l'homme amoureux, il avait
senti que j'étais aimé au moment où, défiant
comme tout cœur qui désire, je n'eusse osé
croire à vm tel bonheur. Son chagrin n'eut
point de rancune. Il vint plusieurs fois me
voir et me parla avec grâce de ce qu'il souf-
frait.
« — Après tout, — me dit-il un jour, —
vous l'avez bien achetée. C'est le prix de votre
sang. Elle a failli vous faire tuer. Mais comme
je ne veux pas qu'elle me tue, moi î et à petit
feu, je vais voyager de nouveau et tâcher de
l'oublier, à force d'éloignement et de distrac-
tions.
« Et peu de jours après cet entretien, il
partit. Je l'ai revu deux fois depuis, l'une à
Hambourg, l'autre à Stuttgard. II était devenu
aussi joueur que sir Reginald Annesley lui-
même. Quand il me rencontra ces deux fois,
LEGOISME A DEUX.
il me fit la même question : « L'avez-vous tou-
jours? » me dit-il. Je savais de qui il parlait,
et je répondis affirmativement. « Et moi aussi,
— ajouta-t-il avec une tristesse qui me toucha,
— je l'ai toujours... dans le cœur. » En était-
elle sortie quand, plus tard, il mourut tué d'un
coup d'épée, à propos d'une sotte question de
lansquenet? Qiioi qu'il en soit, marqiu'se, ce
n'est pas une des moindres preuves de la puis-
sance de Vellini, que d'avoir inspiré une pas-
sion si profondepour rien à un dandy spirituel,
opulent et qui avait passé toute sa vie à rire
des passions malheureuses, comme le comte
Alfred de Mareuil.
o Je restai, tout cet hiver-là, à Paris. Je
prévoyais quelque nouveau duel avec sir Regi-
nald Annesley; mais, à mon grand étonne-
ment, je n'entendis point parler de lui. Dans
ma position à son égard, il ne me convenait
pas plus de l'éviter que de le chercher. Je
devais l'attendre; il ne vint pas. J'appris
qu'il se plongeait avec un redoublement de
furie dans le jeu et dans les alcools. li s'effor-
çait, sans doute, d'oublier cette femme qu'il
avait épousée par folie de tête et de sens, et
qui l'abandonnait pour un autre, à la première
occasion. Vous l'avez vu, marquise, c'était un
homme d'un tempérament énergique; un fort
mélan":e de Normand et de Saxon. Comment
a6
UNE VIEILLE MAITRESSE.
son orgueil, sinon sa douleur, ne le poussa-t-il
pas vers moi pour tirer vengeance de l'injure
que je lui faisais?... Qui le retint?... Toute
âme d'homme est bizarre, mais l'âme d'un
Anglais l'est deux fois !... Oui, peut-être pensa-
t-il que s'il s'acharnait à reprendre cette femme
qui était la sienne, au nom de son droit légal
ou de sa force individuelle, il n'était pas près
d'en avoir fini avec nous ; que nous étions deux
contre lui, — deux dont il en connaissait un ; car
il devait savoir par expérience s'il était aisé de
subjuguer Vellini. Oui, peut-être pensa-t-il que
s'il s'engageait dans cette voie il s'arracherait
lui-même tout vivant à ce jeu, qui le tenait par
les entrailles plus encore que cette Malagaise, —
aimée comme les Anglais savent aimer, par
orgueil, par ennui; épousée d'ailleurs, connue,
possédée! Joueur avant tout, accoutumé de
croire au sort, les battements incoercibles du
cœur de Vellini pour moi étaient l'arrêt de
son destin, à lui. Puis, il n'avait pas d'enfant
d'elle. Elle. cessait de porter son nom. Elle ne
lui demandait pas une livre sterling de sa for-
tune. De toutes les richesses qu'il pouvait jeter
dans le gouffrequ'un joueur ne comble qu'avec
son corps, elle n'avait emporté que quelques
bijoux donnés par sa mère et sa mantille. Il
ne vint donc pas : il me la laissa.
« Elle voulut habiter avec moi, dans mon
L EGOi SME A DEUX. 20^
appartement, rue Ville-l'Évêque. Je ne m'en
souciais qu'à moitié: non par un motif élevé
de convenance; j'étais si jeune et si fou ! mais
pour une raison plus frivole, tirée de la seule
élégance des moeurs. Je ne trouvais pas digne
de moi de n'avoir qu'une maison avec ma
maîtresse comme avec une femme légitime;
mais elle l'exigea violemment, et elle m'étrei-
gnait dans les liens d'une félicité si puissante
que je cédai. Vous pouvez penser, chère mar-
quise, quel éclat fit cette habitation publique,
officielle, qui bravait la honte, d'une femme
mariée avec son amant, et d'une femme qui
avait quitté son mari en lui disant où elle
allait. On en parla partout. Le scandale fut
complet. Moi qui tenais à la haute société de
Paris par ma naissance et mes relations, j'ins-
pirai toutes sortes d'horreurs à des femmes que
vous connaissez, et qui pourtant ne me fer-
mèrent pas leurs salons. Vellini, n'appartenant
pas à cette société où l'opinion trône sur toutes
les lèvres, ne put pas souffrir de ces jugements
qu'elle ignorait. Elle les aurait connus, du
reste, qu'elle eut aimé à les braver. C'était
.presque autant pour tenir tête au monde que
pour vivre d'une vie plus intimement fondue,
qu'elle avait voulu habiter avec moi. D'une
audace de cœur impassible, ne trouvant ja-
mais dans son âme ces préjugés qui engendrent
304 UNE VIEILLE MAITRESSE.
toutes les lâchetés de la vie des femmes, ex-
térieure comme une fille du Midi, elle éprou-
vait de mâles jouissances de fierté à projeter
son amour au dehors d'elle. Où les autres
femmes auraient placé leur abaissement, elle
plaçait sa gloire. Elle eût volontiers écrit sur
ses cartes de visite qu'elle était ma maîtresse.
Combinaison singulière de soumission orgueil-
leuse et de caprice obstiné et despote ! Avec
le monde, elle eût fait briller fastueusement à
tous les yeux le collier de force sur lequel elle
aurait aimé à graver mon nom; et avec moi,
tête-à-tête, au sein de l'amour le mieux par-
tagé, elle l'aurait détaché de son cou, pour le
mettre au mien !
« Nous passâmes à Paris toute cette pre-
mière année d'une liaison qui devait durer
dix ans. Comme tout homme ayant près
de lui les mille satisfactions d'une passion
qui a pris sa vie, je n'allais dans le monde que
poussé, entraîné par mes amis. Je revenais
vite auprès de Vellini. J'y revenais avide de
tout son être, plus affamé que jamais de cette
intimité, dans laquelle, l'un et l'autre, nous
avions concentré nos désirs. Je la retrouvais,
m'attendant toujours, à la place où je l'avais
laissée, la ceinture détachée comme elle
l'avait quand j'étais parti, les cheveux dénoués,
plongée dans la torpeur de cette paresse sous
l'égoïsmf. a deux. 205
laquelle couve l'électricité des natures sen-
suelles. Quoiqu'elle fût jalouse à rappeler, par
ses furies, cette Margarita aimée de lord Byron
pendant son séjour à Venise, elle était bien
sûre, à l'expression que j'avais en la revoyant,
de n'avoir point de rivales. Qii'étaient alors
pour moi les femmes que j'avais le plus admi-
rées, celles qui parmi les patriciennes du fau-
bourg Saint-Germain réunissaient à la beauté
la plus imposante la grâce suprême des ma-
nières et l'aiguillon scintillant de l'esprit?...
Folie des passions ! ensorcellement des choses
nouvelles! allez! marquise, je leur préférais
mon indolente Malagaise, dont la vie, comme
celle des lionnes du désert, s'écoulait entre les
engourdissements du sommeil et les volup-
tueuses fureurs de l'amour; entre la sieste
accablée et le réveil animé sur mon cœur !
Tout était contraste en cette nature nerveuse
et puissante. Elle continuait d'être, dans le
détail de chaque jour, ce qu'elle s'était mon-
trée dans le souper du comte de Mareuil.
Tantôt d'un mouvement irrésistible, tantôt
d'une inertie lourde et froide. Inconstante
comme la mer, aussi vite soulevée, du moins
elle n'était pas perfide. Au contraire. Elle avait
la loyauté des êtres forts, l'insouciance hardie
d'un enfant gâté ou d'une courtisane, la pro-
fondeur de sentiment de la duchesse sa mère
I
ao6 UNE VIEILLE MAITRESSE.
et, SOUS ses formes déliées, le sang et les
muscles de son père, le toréador ! Le comte de
Mareuil n'avait rien exagéré en me racontant
son enfance. Elle avait été élevée de manière à
ce que tous ses instincts, bons ou mauvais,
pussent se développer dans toute leur incom-
pressible vigueur; et pour moi, qui n'avais
jusque-là connu et désiré que des femmes du
monde, je respirais, avec dilatation, l'âpre sa-
veur de cette énergique indépendance.
ce A la fin de cette année, marquise, nous
partîmes pour l'Italie et pour le Tyrol. Pen-
dant quatre ans, à dater de cette époque, soit
que nous ayons voyagé, soit que nous soyons
revenus séjourner à Paris, Vellini et moi nous
ne nous sommes pas séparés. Jamais Lara ne
fut suivi plus fidèlement par son page que je
ne l'ai été par cette femme, associée à ma vie
errante, et qui, en toutes choses, voulait par-
tager mon destin. Il n'est pas un danger que
j'aie couru auquel elle ne se soit téméraire-
ment exposée. L'amour seul — comme elle le
ressentait — l'eût entraînée partout sur mes
pas, mais l'espèce d'âme qu'elle avait lui rendit
cette existence plus facile. Orgueil, imagina-
tion, besoin d'aventures, tout cela fermentait
en elle autant qu'en moi. Elle me disait sou-
vent : « Mon âme est jumelle de la tienne, »
— et c'était trop vrai ; car c'était l'occasion de
l ÉGOÏSME A DEUX.
207
ces luttes longues et cruelles dont je vous ai
parlé déjà, et qui s'élevaient entre nous du
sein même de la volupté. Elle avait l'art de
soulever mes passions avec les bizarreries ou
les résistances de son orgueil, et elle m'exas-
pérait tellement avec ses incroyables caprices,
quand j'avais le plus besoin de la langueur
d'une femme et de son délicieux abandon, que
je me surprenais à lever sur elle une main
irritée; transport dont je lui demandais par-
don, à travers mille baisers, une minute après.
Elle, de sbn côté, n'était pas plus douce. Je
l'ai bien des fois désarmée de son cuchillo au
moment où elle allait s'en servir contre moi,
pour qui elle eût donné sa vie. Vous sentez,
marquise, que pour résister à ces violences, il
fallait un lien forgé dans l'enfer d'une passion
implacable. Aussi ne le traînions- nous pas
comme une chaîne, ce lien d'âme et de corps
éprouvé aux flammes du plaisir! Nous l'em-
portions comme une emprise brûlante dont
nous étions fiers. Attachés ainsi l'un à l'autre,
nous traversâmes une partie de l'Europe sans
la voir. Aveugles pour tout ce qui n'était pas
nous-mêmes, ni les monuments de la nature et
des arts, ni les originalités des peuples, ne
purent nous tirer de la stupidité abjecte ou
sublime d'une passion qui anéantissait l'uni-
vers. Peu d'événements étaient de nature à
3o8 UNE VIEILLE MAITRESSE.
modifier une telle vie, une telle absorption de
deux êtres dans une même pensée. Le seul
pourtant qui pût ajouter à la profondeur de
nos sentiments arriva. Nous eûmes un enfant.
a II était dit par la Destinée que rien de ce
qui devait intéresser Vellini ou l'amour que
j'avais pour elle, ne ressemblerait aux choses
ordinaires de la vie, à ces circonstances plus
ou moins vulgaires qui sont à peu près les
mêmes pour tous. L'enfant de Vellini vint
avant terme. Elle le mit au monde au pied des
Alpes, sur le bord d'un torrent où nous allions
nous promener presque -tous les jours dans
l'été de i8., et qui se trouvait à une assez
forte distance du chalet que nous habitions.
C'est là que les douleurs la surprirent. J'avais
la tête sur ses genoux. Je la vis pâlir tout à
coup, et je ne sais quel effarement d'angoisse
passer dans ses profonds yeux noirs, qui pleu-
vaient leur feu dans les miens et qui m'inter-
ceptaient le ciel. Nous étions trop loin de tout
secours humain pour que j'osasse la quitter.
Elle accoucha comme une des créatures du
désert, comme une fille de la nature, d'un
enfant qui semblait devoir vivre, tant il était
sain, fort et beau ! Si, trente mois plus tard,
nous le perdîmes, ce fut d'une maladie vio-
lente. Vellini, dont tous les sentiments se tei-
gnaient de sensations, montra à cette enfant —
I.EGOlSME A DEUX. 209
c'était une fille — une passion qui ressemblait
presque à l'amour des femelles pour leiu-s
petits, a Ah! je l'aimerai — disait-elle — comme
m'aima ma mère. » Je savais comment la du-
chesse, sa mère, l'avait aimée. De Mareuil me
l'avait raconté; elle-même m'avait confirmé
cette histoire. Elle me ressuscita donc ces éper-
duments d'amour maternel qui étaient tombés
convulsivement sur son berceau et qui avaient
embrasé son enfance, libre et adorée. Elle,
pourtant, comme la duchesse sa mère, n'avait
point à prendre ce change sublime et ci'uel
d'un amour contre un autre amour; à repor-
ter d'un être mort tous les sentiments de son
cœur sur un enfant qui le rappelle. J'étais
vivant, j'étais près d'elle, je l'aimais avec un
délire plus fort que tous les orages qui pas-
saient parfois entre nous. Mais, pour ime àme
comme la sienne, la passion maternelle se se-
rait dégradée si elle avait pu tomber jusqu'à
n'être qu'un dédommagement de l'amour. Non!
son sentiment pour sa fille ne relevait que de
lui-même, comme celui qu'elle avait pour moi ;
car elle n'était pas de ces femmes chez qui la
mère tue tout ou diminue tout, quand elles
sont mères. Elle avait le cœur assez grand pour
deux.
« Ma chère marquise, les trente mois de
l'existence de notre enfant passèrent avec la
I. a;
UNE VIEILLE MAITRESSE,
rapidité d'un beau rêve, mêlé, sans l'inter-
rompre, à cette âpre réalité de l'amour qui
nous étreignait. Au berceau de sa fille comme
partout, Vellini était toujours, comme elle
l'avait dit, la maîtresse de Ryno de Marigny.
Que de fois entrecroisàmes-nous nos baisers
au-dessus de notre fillette endormie et lui
fîmes-nous, dans son sommeil, comme un
dôme de mystérieuses caresses ! Mais ces mo-
ments de douce et rêveuse tendresse ne
duraient pas. Il y avait dans cette brune fille
de Malaga, dernière palpitation peut-être de ce
sang Mauresque qui, en coulant, pendant des
siècles, sur tous les bûchers de l'Espagne, les
avait mieux allumés que les torches des bour-
reaux, une sensuelle ardeur incorrigible qui se
retrouvait encore dans les plus chastes ins-
tincts de son être. Plus tard, si sa fille eût
vécu, les transports dont elle était l'objet
auraient eu certainement leur danger. Ils au-
raient troublé son repos. Ils auraient pu éveil-
ler de trop bonne heure cette volupté qui dort
si bien dans l'innocence, mais Vellini ne se
doutait pas qu'on pût aimer sa fille autrement
qu'elle aimait la sienne. Elle obéissait à sa
nature. Elle agissait, à son insu, avec la spon-
tanéité irrésistible des plus magnifiques sensa-
tions. Je savais cela; je me le répétais; mais la
passion que j'avais pour elle souffrait cepen-
I
LEGOISME A DEUX.
dant de la voir si esclave et si idolâtre ! Les
folies qu'elle faisait avec sa fille avaient je ne
sais quelle ressemblance avec d'autres folies
que je connaissais... C'étaient des cris, des
frénésies, presque des lèchements de bête
fauve... Elle suçait ces grands yeux qui la re-
gardaient, sans rien comprendre à toutes ces
furies maternelles. Elle mordait amoureuse-
ment toute cette jeune et délicate chair où fil-
traient les premières fraîcheurs de la vie. Spec-
tacle agitant pour mon âme ! Le père était
moins fort que l'amant jaloux! — « Qu'as-tu,
Ryno?...» medisait-elle, en relevant une tête ivre
du visage de sa fille, qu'elle emportait dans ses
bras. — « Ah! — reprenait-elle, lisantdansma pen-
sée et s'enivrant encore davantage du bonheur
de me voir si misérablement jaloux, — n'es-tu
pas mon enfant aussi ?... » Et jetant là sa fille,
au risque de la briser, elle s'élançait à moi,
m'entourait de ses bras fragiles comme s'ils
eussent été faits de fer, me soulevait et me
portait, en riant, jusqu'à l'extrémité de la
chambre. Alors elle apportait et roulait sa
tête sous la mienne. Ah ! oui, c'étaient là des
démences ! Mais n'avez-vous pas voulu les
savoir, marquise ? C'étaient des démences dont
une grande douleur ne put pas même nous
guérir. Nous perdîmes notre enfant. Nous
étions à Trieste. Elle expira après cinq jours et
UNE VIEILLE MAITRESSE,
cinq nuits de souffrances aiguës et une agonie
dont nous partageâmes les tortures. Le déses-
poir de Vellini fut d'abord muet et terrible;
car pour cette femme qui criait de bonheur
quand elle était heureuse, ce silence dans le-
quel elle resta plongée avait quelque chose de
plus tragique que les pleurs et que les san-
glots. Je craignis un instant pour sa raison...
Elle ne voulait pas abandonner le cadavre de
son enfant. La bouche entr'ouverte, hérissée,
rigide, vous l'auriez prise pour une statue de
l'Horreur. Ce ne fut que quand un voile bleuâ-
tre, plus épais et plus affreux que celui de la
mort, fut descendu sur le front pur de la pau-
vre petite trépassée, qu'elle comprit la néces-
sité de s'en séparer. Seulement, l'idée que
l'être à qui elle s'était unie par tant de ca-
resses allait être la proie d'une hideuse des-
truction, renversa cette âme primitive, cette
imagination qui donnait à tout une forme tan-
gible et qui aurait vu toute sa vie — comme la
Zahuri des superstitions de son pays — la disso-
lution du corps bien-aimé à travers la terre et
les fleurs qui l'auraient couverte, a Brùlons-la
plutôt, Ryno, » me dit-elle un soir. C'était
bien une idée digne d'elle, d'une femme qui,
sans effort et en restant ce que Dieu l'avait
faite, foulait la vie ordinaire sous ses pieds;
mais son angoisse avait un si auguste caractère
l'ego ÏSME A DEUX, 21^
et je m'associais si bien à toutes ses sensations,
que je résolus de lui obéir.
« Il y a quelque part de l'autre côté de
Trieste, sur les bords de l'Adriatique, une place
déserte, indifférente à ceux qui passent, mais
qui me sera éternellement sacrée. C'est là que
nous brûlâmes notre enfant, cet enfant né de
l'amour, élevé par l'amour, et mort dans
l'amour de ceux qui lui avaient donné la vie.
J'avais avec de l'argent et d'instantes prières
obtenu toutes les permissions de qui aurait pu
s'opposer à une cérémonie si nouvelle. Elle eut
lieu la nuit, obscurément, et n'eut d'autres
témoins que quelques serviteurs fidèles, Vel-
lini et moi. J'avais fait construire un bûcher
de pins sur le rivage. C'est là que Vellini dé-
posa de ses propres mains le corps de sa Nina
tant aimée, de notre petite Juanita. Elle l'avait
apportée dans sa voiture, la tenant sur elle,
comme si elle vivait. Elle l'avait revêtue d'un
de ces costumes imaginés par elle et qui
seyaient le plus à la beauté de cette enfant, déjà
fière et sombre. Vellini, plus pâle et plus
sombre encore que ce cadavre qu'elle portait
entre ses bras passionnés, la coucha sur le lit
funèbre. Je la vis, à la lueur de nos torches,
embrasser une dernière fois cette boiKhe vio-
lette et glacée dans laquelle elle eût coulé des
torrents de vie si la mort n'était plus forte que
ai4 UNE VIEILLE MAITRESSE.
l'amour, — puis, prenant un flambeau des mains
de nos domestiques, allumer stoïquement le
bûcher. Marquise, je n'oublierai jamais ce
moment suprême ! La nuit était froide et noire.
La mer, aussi froide que la nuit, avait un sourd
et triste murmure en nous renvoyant les feux
du bûcher dans le miroir uni de ses flots.
Vellini, qui, jusque-là, avait eu les mouve-
ments de la fièvre et l'éclat d'une résolution
désespérée dans les yeux, commençait de pleu-
rer des larmes silencieuses qui ruisselaient sur
ses joues meurtries, pendant que la flamme
s'élevait, en tournoyant, vers le ciel chargé.
J'étais navré, mais la douleur que je ressentais
était plus grande parce qu'elle m'atteignait à
travers la sienne. Je ne voyais qu'elle à cette
flamme. C'était à elle que je pensais plus
encore qu'à cette pâle forme qui allait dispa-
raître pour toujours. Tout à coup, ses pleurs
se séchèrent. Un cri rauque sortit de son
cœur. Le visage de sa fille était enveloppé...
c'en était fait! Un désir — le désir forcené des
âmes fortes qui croient maîtriser l'impossible —
s'était emparé de son être. Elle ne l'avait pas
assez embrassée et elle se précipita dans le feu
pour la reprendre à la flamme, grandie sous
le vent* palpitante ! Elle aussi sembla dispa-
raître, mais d'un bond, je la rejoignis! Je la
repêchai dans le brasier qui l'eût dévorée, et
LEGOÏSME A DEUX.
21$
je la rapportai, les yeux brûlés, à moitié
morte... »
— Brave et courageuse créature! — fit la
marquise émue, ne pouvant s'empêcher d'in-
terromjire Marigny, tant son émotion était
sincère !
— Dans mes bras, — reprit Marigny, — elle
s'était toujours ranimée. Elle s'y ranima encore
une fois. Mais en vain je voulus la tirer de ce
cruel spectacle. En vain essayai-je de la dépo-
ser dans la voiture qui attendait. Elle s'obstina
à rester là jusqu'au matin. Le jour la vit, sur
les débris éteints et fumants du bûcher, ra-
masser pieusement les cendres qui naguères
avaient été sa fille. Un souvenir de l'Espagne,
une impression de son passé, les lui fit porter
le lendemain au couvent des Carmélites de
Trieste, qui les déposèrent en terre sainte.
Après la femme, reparaissait l'Espagnole. Seule-
ment, si elle céda à l'empire de quelque
croyance retrouvée, au jour du malheur, à un
des replis de son âme, elle n'en éprouva point
d'adoucissement à ce qu'elle souffrait. Elle de-
meura bien longtemps dans une douleur
cruelle et farouche. Qiiand elle fut épuisée de
hurlements et de sanglots, elle tomba dans
une stupeur morne. Moi qui l'aimais d'un
amour attisé par elle, j'avoue que l'égoïsme de
ma passion s'épouvanta de la profondeur de sa
2l6 UNE VIEILLE MAITRESSE.
peine. Je tremblais qu'elle ne tuât l'amour
dont j'étais altéré encore. Marquise, j'avais tort
de trembler. Cet amour résista autant que le
mien. La mère oublia dans mes bras l'enfant
arraché à sa mamelle. Vellini était plus maî-
tresse que mère. Elle était si complètement
organisée pour la volupté, qu'il la lui fallait
toujours, même le cœur brisé par l'angoisse.
Elle s'y rejetait avec une avidité vorace et
sombre, et comme toujours depuis que nous
vivions ensemble, elle me la faisait partager,
o Nous voyageâmes quelque temps après la
mort de notre fille, mais le mouvement exté-
rieur des voyages ne pouvait guères distraire
Vellini, devenue sinistre de tristesse. Ne vous
l'ai-je pas assez dit, marquise? le monde exté-
rieur n'existait pas pour elle. Il n'y avait que
moi seul qui l'arrachât à l'idée dévorante de
la perte de notre chère enfant. Pour l'oublier,
elle se replongeait un peu plus avant dans cet
amour, du fond duquel elle eût méprisé la
colère de Dieu. Seulement, quand elle sortait
de ses enivrements appelés sans cesse, dussent-
ils faire mourir, c'était pour rentrer pâle, épui-
sée, dégoûtée, languissante, dans la pensée
qui la déchirait. Moi qui souffrais de toutes ses
souffrances, moi qui épousais toute son âme,
j'essayais souvent de lui parler le langage bon
aux cœurs brisés; mais le sien, plus fier, n'était
l'ÉGOÏSME ADEl^ 317
ouvert à aucune consolation. Son chagrin la
rendait hautaine, plus capricieuse, plus despo-
tique. Elle me repoussait et me blessait en me
repoussant. La colère, si prête à jaillir de toute
passion sincère, me prenait et appelait la sienne.
L'injustice des êtres aimés fait tant de mal !
Des scènes cruelles avaient lieu alors... Ah ! si
je l'avais moins aimée, j'aurais pu me dompter
peut-être; mais je l'aimais tant que c'était im-
possible ! Je la retrouvais tout ce qu'elle avait
été au début de notre amour. Elle me parais-
sait dure, entêtée, folle, tout ce que j'avais
exécré déjà, ei l'idée qu'elle était tout cela, et
que pourtant elle était la maîtresse absolue de
mon âme, qu'elle avait la puissance de soule-
ver mon âme, me rendait insensé à mon tour
et presque féroce. Je lui disais de ces mots
amers, aiguisés, empoisonnés parla haine; car
en ces moments-là je la haïssais!... J'appre-
nais à quel point, dans les malheureuses émes
humaines, la haine est voisine de l'amour !
J'allais jusqu'à souhaiter sa mort , affreux
délire ! et certainement je l'aurais tuée, si
j'avais eu une arme aux mains. Une autre
femme, sûre de son empire, qui aurait vu,
comme elle, à quel degré elle pouvait m'éga-
rer, en eût peut-être été touchée et m'eût
désarmé par un mot, par un geste, par un de
ces défis qui ont tant de grâce, parce que la
2lB UNE VIEILLE MAITRESSE.
certitude d'être aimée y brille et les dicte !
Mais elle, non ! Elle semblait au contraire se
replier davantage sur soi-même, tendre davan-
tage en avant son front proéminent, noir,
abruti, ténébreux, fermé à tout, à l'amour, à
la pitié, à la raison, à tout ce qui régit les créa-
tures sensibles et intelligentes ! Pour ne pas
me porter à quelque excès funeste, je m'éloi-
gnais, je la quittais, épuisé de rage, abattu,
démoralisé ! Je me promettais une longue ran-
cune... et, quand je rentrais, la voyant la
même, froncée, silencieuse, vindicative, froide
pour rallumer ma colère, mettant dans la
cruauté de sa bouderie la profondeur d'une
vendette corse ; quand je me disais qu'après
tout, j'étais l'homme, c'est-à-dire le plus fort
des deux, celui qui devait revenir de plus
loin et pardonner le plus vite, je lui prenais
ses tempes muettes dans mes deux mains, il
fallait que je la rejetasse dans l'abîme sans
fond des caresses, pour qu'elle y perdît ses
ressentiments !
o Et elle les y perdait, marquise ! Toute
cette haine se fondait dans ce feu... Mais un
jour ou l'autre, l'amour vient à mourir dans
ces jeux terribles. Il tombe mutilé dans ce^
batailles de deux cœurs; il se relève quelque
temps pour tomber plus mutilé encore, mais,
un jour, il ne se relève plus. Marquise, on n'a-
L ÉGOiSME A DEUX. 219
nalyse pas près de sept années, heure par heure,
et d'ailleurs j'ai hâte d'abréger ce récit que vous
m'avez demandé. Fut-ce uniquement la bizarre
amertume que la mortde notre enfant versa dans
l'àme de Vellini qui fut fatale à notre amour, ou
le temps fit-il seulement son travail ordinaire
fdans nos cœurs? Toujours est-il que la passion
id'abord éprouvée, la passion exclusive, absor-
^bante, commença bientôt de faiblir. Nos carac-
tères, après s'être touchés si rudement, s'enve-
nimèrent. Nous vîmes en dehors de nous, au
delà de cette intimité qui allait ne plus nous
suffire, une vie, un intérêt, des jouissances aux-
quelles nous n'avions pas pensé jusque-là. De-
puis deux ans, surtout, et pendant la grossesse
de Vellini, cette disposition de fatigue et d'as-
piration ennuyée vers un changement quelcon-
que s'était marquée davantage. Aujourd'hui,
elle éclatait autant en Vellini qu'eu moi. Mais
femme, elle n'en convenait pas vis-à-vis d'elle-
même ; car les femmes ont peur et le cœur
leur défaille quand il faut jeter la dernière pel-
letée de terre sur un amour expiré et dire
comme Pascal : « En voilà pour jamais ! » On
n'aime plus qu'on s'embrasse encore, qu'on
n'ose avouer qu'on ne s'aime plus. Nous
étions revenus à Paris, plus lassés de nous,
l'un et l'autre, que d'avoir si longtemps voyagé.
Quant à moi, surtout, je ne rapportais pas une
UNE VIEILLE MAITRESSE.
illusion sur le compte de cette femme qui en
avait empli mon âme. L'avais-je admirée autre-
fois ! Maintenant, je voyais ses défauts sans
compensation. Je ne les admirais plus et j'en
souffrais. Vous le savez, marquise, dans les
commencements de notre amour, j'avais par-
fois trouvé charmant tout ce qu'elle avait d'in-
traitable. Elle me donnait les plaisirs d'imagi-
nation que recherchent les poètes et les
anxiétés aimées des joueurs. Avec elle et sub-
jugué comme je l'étais, je me sentais bondir
au cœur un peu de l'émotion avec laquelle
joutait l'àme de Jean Bart quand il allumait
fièrement sa pipe sur un tonneau de poudre
défoncé. A chaque minute qui passait, à chaque
baiser, j'avais à craindre une brouillerie éter-
nelle, car je ne dominais pas assez cette capri-
cieuse tête de fer pour qu'elle ne s'arrachât
pas à ce qu'elle appelait quelquefois mon joug.
J'avais entendu parler à des officiers français
du genre de bonheur qu'ils goûtèrent, lors de
la guerre de 1809, en Espagne, dans les bras
de ces Espagnoles acharnées qui, la veille,
leur envoyaient des balles, et qui devaient leur
en envoyer le lendemain... A présent, j'étais
blasé sur ce genre d'émotion. Je n'y étais plus
accessible. D'un autre côté, pendant long-
temps aussi elle avait été jalouse, et son extra-
vagante jalousie avait produit les luttes les
L EGO 1 SME A DEUX,
I
plus vives entre nous. J'avais contemplé bien
souvent avec un plaisir orgueilleux et tendre
ces abs-urdes illusions d'un être adoré à qui je
pouvais, sans mentir, jurer et répéter, que
j'étais fidèle. Maintenant, ces jalousies m'irri-
taient sans m'intéresser. Ah ! c'était la fin de
notre amour, marquise! Mais le croiriez-vous?
de cet amour expirant, il restait quelque chose
de vivant encore. Ce qui périt le premier chez
les autres, devait en nous ne pas mourir. Par
une prodigieuse exception à la règle commune,
ce qui subsistait autant qu'à l'origine de notre
liaison, c'était l'influence embrasée qui nous
enveloppait toujours, malgré le détachement
de nos âmes. Ni la lutte de deux volontés qui
s'exaltaient en se résistant, ni les blessures
faites l'un à l'autre, ni l'imagination déprise de
tout ce qui l'avait charmée, ni la possession
incontestée qui tue plus d'amours que le dé-
sespoir, rien n'avait détruit cet inexplicable
empire dont le secret n'était pas dans nos
cœurs. Éternellement, nous sentions sur nous
les mailles de flamme de l'invisible réseau. Il
y avait là plus que les impressions du passé,
ces souvenirs et ces habitudes, merveilleux
anneaux de toutes les chaînes de la vie. Il y avait
là... que sais-je? J'ai parfois pensé à un phéno-
mène que la science seule devait expliquer.
La fierté d'un homme essuie comme elle peu*.
UNE VIEILLE MAITRESSE.
les après rougeurs de la honte. Marquise,
j'étais honteux de cela. Qiiand j'étais loin de
Vellini, je me reprochais cette faiblesse. Je me
promettais de résister davantage à des désirs
que l'amour ne consacrait plus. Mais sa pré-
sence emportait mes résolutions dans ce tor-
rent de brûlantes effluves qui s'échappaient de
ce corps tant de fois étreint, source de volup-
tés inépuisables! Je l'ai vu souvent... même
alors, quand l'amour blessé ne sauvait plus
l'indignité de nos violences, au sortir d'une
scène acharnée (et pour les motifs les plus fri-
voles), elle s'en venait tourner autour de moi
avec son regard luisant et étrange et ses mou-
vements de jeune jaguar, et nous recommen-
cions d'oublier dans une impérissable ivresse
que nous avions depuis longtemps, hélas !
cessé de nous aimer !
« C'est à cette toute-puissante présence que
je résolus d'échapper. Dans le monde, au club,
avec mes amis, je me retrouvais tout entier. Je
me reconquérais homme; je jugeais nettement
ma situation; je la dominais. Elle m'impatien-
tait et m'humiliait également. Ce n'était plus
à mes yeux qu'un mauvais ménage, avec la
faculté de divorcer. Je me serais moqué de
moi-même, si je n'avais pas usé de cette
faculté.
« — Écoutez, Vellini, — lui dis-je un soir.
I
l'ÉGOÏSME a deux. 22^
■le soir d'une journée qui avait été assez douce,
car je ne voulais pas qu'elle se nnéprît et
qu'elle pût croire à une décision irréfléchie et
colère, — voilà plus de six ans que nous
vivons ensemble comme mari et femme. Par-
tout où je suis allé, je vous ai emmenée avec
moi. Vous avez été autant mon compagnon
que ma maîtresse. A ces six ans d'une pareille
vie, dans ce tête-à-téte incessant, notre amour
a dû mourir sous l'excès même de son bon-
heur. Vous le savez bien, vous qui, avant de
m'ai mer, connaissiez déjà les passions, et qui,
élevée librement au soleil d'Espagne, avec du
sang Mauresque plein les vieines, n'avez eu
jamais dans la tête ces idées d'un amour éter-
nel qui créent, malgré la nature, de faux de-
voirs de cœur aux femmes... Notre amour était
mortel comme tous les amours, et nous avions
pris le moyen de le tuer plus vite par ces
accablantes jouissances, toujours cherchées et
toujours mises à la portée de notre main. La
passion qui nous transportait a fait de nous de
vrais sauvages. L'intimité a été la hache avec
laquelle nous avons abattu l'arbre pour man-
ger le fruit. C'est maintenant contre nous que
nous l'avons tournée. Pourquoi ne pas nous
épargner ces cruelles et fréquentes blessures,
et puisque nous ne sommes plus heureux
ensemble, pourquoi ne pas nous séparer?
224 UNE VIEILLE MAITRESSF.
« Elle m'écoutait avec cette impassibilité qui
rend toute pitié inutile. Elle était assise — je me
le rappelle comme si c'était hier — contre le
piédestal d'un vase de marbre rose que j'avais
rapporté de Venise. Elle fumait languissam-
ment son cigare, la bouche muette, les yeux
nonchalants, les bras entre-croisés sur sa poi-
trine de jeune Dieu antique, la tête penchée
sur son épaule couverte du flot de chenille
écarlate qui ruisselait d'un bonnet grec, posé
avec crànerie sur son front bombé et qui lui
donnait l'air d'un Icoglan encore plus que
d'une Odalisque. Je m'efforçais de plonger et
de voir en son àme, mais ni pâleur ni rougeur
ne traversa sa peau orange. J'eus peur cepen-
dant d'être trop dur pour elle et j'ajoutai:
« — Si notre enfant avait vécu, Vellini,
c'eût été un lien indissoluble. Je ne parlerais
pas de nous quitter. Mais Dieu hii-même sem-
ble avoir pris soin de nous rendre libres. Rien
ne nous fait plus un devoir de rester les mains
unies, lorsque nos cœurs se sont détachés.
« — Qjiand vous voudrez, je partirai, —
dit-elle.
a Sa fierté contenait sa violence.
« — Non, — repris-je, — pas ainsi, pas
quand je voudrai. Je vous prends pour juge
de ce qu'il faut faire. Est-ce que cette vie
agitée, tourmentée, tour à tour opprimée et
l'égoïsme a deux. 335
oppressive, peut remplacer la vie que nous
avons savourée six ans?... Vous êtes une âme
trop passionnée et trop grande pour accepter
cela, Vellini. Avec les exigences de votre carac-
tère, la fougue de cœurqueje vous connais, vous
ne pouvez vous ravaler jusqu'à ce mariage au
petit pied, sans dignité et sans amour.
« Je cessai de parler. Ce que j'avais dit ne
pinçait pas la fibre cachée qui, d'ordinaire,
tressaillait en elle, comme la poudre éclate.
« Elle garda sa pose molle et son regard plein
de morbidezze.
" — Q^ielle est la femme du monde, Ryno,
— dit-elle, — qui demande que vous ne
viviez plus avec Vellini?
« — Ah ! il n'y en a pas ! — répondis-je
avec une émotion qui lui donna un beau sou-
rire, car elle venait de m'insulter presque
autant qu'elle-même par ce soupçon que je
dissipais. — J'aimerais une femme comme je
vous ai aimée, Vellini, que je ne vous sacrifie-
rais pas à sa vanité ou à sa haine. Ces six ans
ont laissé un sillon d'or dans ma pensée, et
jamais personne ne m'en flétrira le souvenir.
o — Je ne le croyais pas non plus, — dit-
elle en me tendant la main. — Pardonnez-moi
ce mot que je ne me repens pas d'avoir dit
pourtant, puisqu'il vous a fait me donner une
telle assurance.
29
226 UNE VIEILLE MAITKESSE.
a Je lui pris la main et je m'assis près d'elle
sur l'espèce de causeuse qu'elle occupait.
« — Nous ne nous aimons donc plus? — dit-
elle d'une voix et d'un air sombres.
a — Ma pauvre enfant, — lui répondis-je,
— vous le savez aussi bien que moi que nous ne
nous aimons plus! C'est écrit jusque sur votre
front. L'ennui vous accable. Rien ne vous tire
de dessous... Moi, je sors (autrefois je ne sor-
tais pas ainsi), je dépense mon activité dans
les mille soins de la vie d'un homme. Mais
vous qui restez seuleà la maison, je vous retrouve
un peu plus accablée, un peu plus morne à mon
retour qu'à mon départ. Qiiand je rentre, vous
ne m'interrogez pas sur. mon absence. Autrefois,
vous étiez inquiète, défiante, jalouse. Mainte-
nant, non. S'il y a entre nous des violences, ce
n'est plus que pour des motifs en dehors de l'a-
mour. Contradictions qui se rencontrent dans
toutes les existences partagées ! C'est doulou-
reux et c'est vulgaire, comme tout ce que la
passion n'anime et ne consacre plus!
« — Es verdadero! — répondit-elle avec une
triste effusion.
« — ^ Eh bien, — repris-je, — séparons-nous!
C'est le seul moyen d'en finir noblement avec ces
misères. Vous avez toujours été sincère. Vous ne
ressemblez pasàvDtresexe.Vous n'êtes point une
créature faible qui ment. Séparons-nous! nous
l'egoismeadeux. 227
resterons amis. Si nous aimons d'amour encore,
cela ne nous empêchera point de nous donner la
main comme maintenant, sans crainte et sans
honte. Nous ne nous serons jamais trompés.
o Marquise, j'avais enfin trouvé la fibre, la
fibre immortelle! Cette façon ouverte, hardie,
presque chevaleresque de se séparer, tenta
cette âme vaillante et vraie. Un généreux
éclair sortit de ses yeux indolents.
a — Vous dites bien; quittons-nous, —
s'écria-t-elle. — Je partirai demain, Ryno.
« Le singulier enthousiasme qui la fit se
redresser près de moi, vibrante et vivante, lui
attachait comme un bandeau d'étoiles autour
de son bonnet grec écarlate. Elle retrouva un
de ces moments d'éclat subit et fascinateur qui
la font ce qu'elle est, marquise : une femme
d'un prestige incompréhensible à qui ne l'a
pas vue ainsi, à qui, comme vous, ne la con-
naît pas. Elle rejeta son cigare avec un geste
d'une résolution presque sublime, et elle l'étei-
gnit sous son pied, comme si c'eût été la dernière
torche de l'amour qu'elle eût éteinte.
« J'eus un tort, marquise, mais je l'admi-
rais; l'admiration pétillait encore sur les ruines
et les cendres de l'amour et allait en faire res-
sortir un jet de flamme étouffée et morte.
J'eus tort, je m'en confesse à vous, mais je no
pus m'empêcher de lui dire:
228 UNE VIEILLE MAITRESSE.
« — Je voudrais te sculpter comme te voilà,
Vellini!
o Certainement, je le lui disais comme le lui
eût dit un artiste, mais que faut-il pour réveil-
ler l'instinct tentateur qui dort si peu au coeur
des femmes?... Avec Vellini plus qu'avec per-
sonne, avec ce naturel ardent, ignorant et
presque sauvage, tout accent idolâtre appelait
la caresse. Le vertige nous reprit, nous roula
aux bras l'un de l'autre, et le cœur plein de
la ferme résolution de nous quitter, nous res-
suscitâmes encore, sans l'amour, la plus folle
des heures de notre amour, les éperduments
devant lesquels les plus beaux sentiments de
la vie peuvent se tenir vaincus par des sensa-
tions. Comme la veuve du Malabar qui se
brûle avec ses trésors sur le bûcher de son
mari, nous nous engloutîmes dans cette der-
nière et flamboyante heure de plaisir! Au
moment de nous séparer, nous jetâmes au
Passé cet adieu brûlant; nous bûmes à son
honneur cette dernière coupe. »
— C'était le coup de l'étrier; — interrom-
pit la marquise avec l'audace d'une vieille
d'esprit qui marcha sur un talon rouge. —
Quand Bassompierre quitta la Suisse, il but
dans sa botte à l'écuyère à la santé des Treize
Cantons. »
LES NOEUDS INCESSAMMENT REFAITS
(Suite d'une variété' dans l'amour)
|YNO de Marigny ne put s'empê-
cher de sourire à la réflexion de
madame la marquise de Fiers. Le
jour commençait à introduire ses
blancheurs dans l'appartement et à lutter au-
tour de la lampe qui éclairait le boudoir.
« — Voici le jour! — dit-il en le lui mon-
trant. — Je crains que vous ne soyez fatiguée,
marquise.
— Non ! — répondit-elle. Et réellement son
visage était aussi ferme, son œil aussi lucide,
sa physionomie d'une attention aussi animée
3JO UNE VIEILLE MAITRESSE.
qu'au commencement du récit de M. de Ma-
rigny. En s'accoudant au bras du fauteuil, en
se ployant pour mieux écouter, elle n'avait
p»as même affaissé les plis gracieux d'une robe
qu'elle faisait bouffer avec la supériorité des
grandes dames d'autrefois, et son rouge n'était
pas tombé.
« Dites encore, mon ami, — ajouta-t-elle.
— On ne dort plus à mon âge, et j'ai passé
bien d'autres nuits à une époque où je dormais.
De longues histoires au coin du feu, ce sont
les bals de la vieillesse.
— Le lendemain, — continua donc M. de
Marigny, — nous étions séparés. Vellini prit
un appartement rue de Provence, qu'elle a
toujours gardé depuis. Je lui avais dit que
nous resterions amis. Je lui prouvai que j'étais
le sien en me chargeant de ces soins maté-
riels qui répugnaient tant à sa paresse méri-
dionale. Je m'estimais heureux de lui être
utile, et je me promis bien d'étendre sur elle,
tout le temps qu'une nouvelle liaison ne lui
offrirait pas un appui, une protection habile-
ment cachée qui n'alarmerait pas son orgueil.
Dans les premiers instants de cette vie nou-
velle que nous avions adoptée, je la vis chaque
jour et même plusieurs fois par journée. Je
cherchais à lui épargner l'ennui de la solitude.
J'avais les mille délicatesses d'un homme qui
LES NOEUDS INCESSAMMENT REFAITS. 2yi
n'aime plus, mais au cœur duquel il est resté
une profonde reconnaissance pour un bon lieu r
longtemps goûté. Nous fûmes plus ensemble,
Vellini et moi, que nous n'y avions été depuis
des années. Je la conduisais au spectacle. Je
me promenais à cheval avec elle. Mes élégants
amis, qui jetaient toujours un peu leurs maî-
tresses par les fenêtres quand ils en étaient
dégoûtés, se moquèrent de moi et de cette
séparation sentimentale. Je les laissai railler et
je continuai d'accomplir, vis-à-vis de cette
femme qui avait quitté son mari pour me
suivre, ce que je croyais des devoirs.
« — Mon cher, — me disaient-ils parfois,
— tu ne te dépêtreras jamais de cette femme.
Tu ne crois plus l'aimer: tu l'aimes toujours. »
— Moi, marquise, j'étais parfaitement sûr du
contraire. J'étais revenu à ma vie de garçon
avec un sentiment de joie trop complet pour
douter une minute de l'entière reprise de moi-
même. Un captif à qui on ôte ses chaînes
n'est paG plus soulagé que je ne l'étais. La sen-
sation de la délivrance me rafraîchissait divi-
nement la pensée, quand je pensais que je
n'avais pas refait avec une maîtresse ce triste
roman d' Adolphe qui est une si fréquente his-
toire. Vellini convenait elle-même, sans en
souffrir, que nous ne nous aimions plus. Elle
était calme comme moi, comme une âme qui
12 UNE VIEILLE MAITRESSE.
a pris son parti et qui ne veut plus s'abuser.
Elle ne demandait pas follement à son cœur
ce que son cœur lui eût refusé. Mais, fille
d'une terre superstitieuse, âme frappée d'une
sombre manie, l'amour pour elle avait beau
mourir, le bonheur qu'il avait donné devenir
impossible, l'existence se scinder et aller par
des côtés différents, elle croyait que toujours
nous reviendrions, fût-ce du bout du monde,
des quatre points cardinaux de la vie, échouer
fatalement dans les bras l'un de l'autre, comme
sur un double écueil : « J'ai bu de ton sang, —
disait-elle; — tu as bu du mien. C'est là un
charme auquel croyait ma mère. De l'influence
terrible et sacrée de cette communion san-
glante, nous en avons pour jusqu'à la mort... »
Je l'écoutais me dire ces choses avec un sou-
rire incrédule. Mais tout, avant et même de-
puis la séparation consommée, ne semblait-il
pas donner raison à ces superstitions que je
méprisais? Nous vivions comme un frère et
une sœur; mais certains troubles passaient
encore, comme une ventilation de feu, à tra-
vers cette fraternité qui eût dû être si chaste
et si forte, puisqu'elle venait après les expé-
riences de l'amour. Elle n'était jamais pour
moi comme une autre femme. Quand nous
causions avec le plus d'indifférence, la fumée
de son cigare ne passait point de ses fèvres
LES NOEUDS INCESSAMMENT REFAITS. 253
distraites près des miennes sans y ramener les
vieilles soifs connues. Et quand, au Bois, des-
cendue un moment de son cheval, elle appuyait
son pied sur ma main pour remonter en selle,
ce pied possédé, aimé, dévoré de baisers pen-
dant six ans, laissait pour toute la journée une
empreinte chaude là où il s'était posé, et
alors, en ces instants-là, il semblait que les
quelques gouttes de son sang mêlées à mon
sang se soulevassent au fond de mes veines
et y roulassent, comme si elles eussent voulu
retourner impétueusement à leur source!
« Lorsque j'eus bien établi la senora Vellini
dans la rue de Provence, et que je la crus suf-
fisamment accoutumée à sa vie nouvelle, je
m'en occupai beaucoup moins. Qiielques-uns
de mes amis, devenus les siens, la virent da-
vantage et l'entourèrent d'un cercle plus étroit
qu'il ne l'avait été jusque-là. Ce devait être.
QLiand elle vivait chez moi, quand elle était si
publiquement, si officiellement ma maîtresse,
c'était avec moi qu'il fallait compter. Elle
m'appartenait trop pour qu'on ne mesurât pas
la portée des hommages qu'on lui offrait. Je
n'avais pas été jaloux, il est vrai. Sûr de son
cœur, dans lequel je lisais, sachant comme elle
était sincère, je n'avais jamais montré à mes
amis ces revêches défiances de possesseur qui
avilissent l'homme et ne sauvent pas la fidélité
}o
254 UNE VIEILLE MAITRESSE.
de la femme. Mais la convenance avait tout
naturellement posé entre elle et eux une noble
réserve. A présent, cette réserve n'avait plus
besoin d'exister, au même degré du moins.
Vellini reprenait une position indépendante.
Vis-à-vis des autres, elle ne devait plus son
affection à personne. Elle pouvait disposer
entièrement d'elle-même. Parmi les jeunes gens
qui lui avaient toujours fait une cour assidue,
ceux qui l'aimaient réellement étaient plus
libres dans l'expression de leurs sentiments. Je
voyais tout cela avec plaisir. Je me disais que
c'était là des intérêts pour elle; et, soulagé de
son avenir, je me replongeais dans le monde,
dans le jeu, dans les excès qu'elle avait inter-
rompus et remplacés, elle, mon seul excès,
ma seule folie pendant six ans!!! Comme on
pouvait supposer qu'elle tenait encore à moi,
car la vanité d'un amour qui a duré longtemps
est le dernier lien qui en reste, je ne doutais
pas que les nommes qui la désiraient ne la
missent au courant de toutes mes démarches,
espérant profiter d'un dépit qu'ils auraient fait
naître dans cette âme violente; mais si cela fut
(et Vellini me l'a dit depuis), je ne pus vers
cette époque m'en apercevoir à son humeur
ou à sa façon avec moi. Elle me recevait tou-
jours avec la même familiarité tranquille et
hardie qui attestait éloquemment notre passé.
LES NOEUDS INCESSAMMENT REFAITS.
235
Quand mes amis me lançaient quelque nom
de femme dans une plaisanterie, elle écoutait
ces allusions comme si elle n'eût pas dû en
être atteinte.
« — Pourquoi donc me dites-vous qu'il aime
madame de Solcy? — répondit-elle un jour à
l'un d'eux devant moi. — N'est-il pas libre?...
Croyez-vous que je sois jalouse? Nous ne som-
mes plus que des amis, Ryno et moi. Il a le
droit d'aimer qui bon lui semble, comme moi
de vous aimer vous-même, — ajouta-t-elle avec
une cruelle impertinence, — si je le pouvais.
« Je quittai Paris pour quelque temps. J'allai
aux îles Hébrides avec cet Écossais qui eut
tant de succès dans le monde cette année-là,
ce Douglas de Kilmarnock, si célèbre par l'ori-
iginalité de son esprit et de sa danse, et dont
«vous devez vous souvenir. Pendant mon
absence qui dura près de six mois, on m'écri-
vit de Paris. On me mandait que la senora
Vellini avait pris un amant et on m'en racon-
tait l'histoire. Très certainement, le sentiment
qui dictait cette nouvelle à messieurs mes
amis était une de ces amabilités que La Ro-
chefoucauld a classées dans son chapitre de
l'Amitié, mais dans la position que je m'étais
choisie, une telle nouvelle ne devait-elle pas
être ce que je désirais le plus?...
a Nous ne nous étions point écrit, Vellini
I
::j6 UNE VIEILLE MAITRESSE.
et moi; moi, par calcul, car mon dessein était
de rompre entièrement avec un passé qui
n'était fort que quand nous étions réunis; elle,
parce que paresseuse comme toutes les femmes
de son pays méridional, et, d'ailleurs, empor-
tée par les sensations de la minute actuelle,
elle n'avait jamais aimé d'écrire, cette froide
manière de phraser l'amour des femmes de
France, dont elle se moquait. Excepté ce qu'on
me mandait sur son compte, c'est-à-dire le
choix extérieur d'un amant (c'était ce comte
de Cérisy qui m'avait assisté dans mon duel
avec sir Reginald Annesley), j'ignorais la vie
qu'elle avait menée pendant que j'étais en
Ecosse. Seulement, et toujours d'après quelques
lettres d'observateurs médisants, ce devait
beaucoup ressembler à celle dont elle avait
vécu à Séville avant son mariage avec le baron-
net anglais. Vous le voyez, ma chère marquise,
je ne vous la fais pas meilleure qu'elle n'est.
Je vous dis hardiment les choses. Toute autre
que vous pousserait les hauts cris et nierait
qu'on pût s'intéresser à une pareille créature...
— A qui le dites-vous ! — répondit la mar-
quise. — Nous en sommes à la pureté quand mê-
me. Les ultra-politiquesontpassédanslesmœurs.
N'ai-je pas entendu l'autre jour une de nos plus
belles duchesses traiter de fille mademoiselle de
Lespinasse parce qu'elle avait eu deux amours?
LES NOEUDS INCESSAMMENT REFAITS, 2]7
o Une femme comme il faut, » nous dit-elle en
regardant mélancoliquement la corniche de son
salon, « n'en a qu'un seul et elle en meurt. »
M'"^ la marquise de Fiers, l'Érigone des sou-
pers mythologiques de la comtesse de Polignac,
répéta cela avec un comique si naturel, que
M. de Marigny, par ses mœurs un peu du
dix-huitième siècle, se mit à rire de la parodie
des hautes prétentions du dix-neuvième qu'il
avait souvent vues se gendarmer contre lui
dans la personne de ses duchesses.
Mais comme le commérage n'est jamais très
loin dans une femme d'autant de monde que
M'"® la marquise de Fiers :
« C'est donc votre Malagaise — reprit-elle
— qui a ruiné ce pauvre diable de Cérisy ? »
— Peut-être bien, — répondit Marigny, —
car c'est une femme à qui, lorsqu'on la pos-
sède, on voudrait, comme ce lord célèbre du
siècle dernier: donner les étoiles, si elle s'avisait de
les regarder avec plaisir. Or, les étoiles coûtent un
peu cher. Mais ce que j'affirmerai sur mon
honneur et sur ma vie, c'est que si elle a ruiné
Cérisy, ça a été sans rien lui demander, pas
même un éventail.
« Qiiand je revins d'Ecosse, — continua
Marigny, — j'étais, à ce qu'il me semblait, si
bien détaché d'elle que je restai à Paris quel-
ques jours sans la revoir. Je me demandais
238 UNE VIEILLE MAITRESSE.
même si je ne ferais pas mieux de ne point
retourner rue de Provence. Mais je me dis que
si je n'allais pas chez elle, elle viendrait im-
manquablement chez moi; que je connaissais
trop du monde qu'elle voyait pour ne pas la
rencontrer un jour ou l'autre; qu'enfin c'était
une noble fille qui comptait sur mon amitié;
et, décidé par tous ces motifs, j'allai un soir lui
apprendre mon retour.
« Je la trouvai sur son balcon en pierre,
sculpté à la Mauresque, au-dessus duquel elle
avait arrangé avec beaucoup de goût une mys-
térieuse tendetta de coutil rose. Ce balcon
était pour elle comme une patrie. Des jasmins
d'Espagne s'y épanouissaient avec d'autres fleurs
des pays chauds, et le bruit des voitures, dimi-.
nué par la distance et dispersé dans les airs à
la hauteur de cet étage, la faisait peut-être
rêver, du fond de sa tendetta embrasée et do-
rée par les feux du soir, au murmure de la
Méditerranée, sur le rivage de Malaga !
« Elle ne m'entendit point venir. Les tapis
épais du salon, dont la porte vitrée était restée
ouverte, avaient assoupi le bruit de mes pas.
J'allais la surprendre. Cachée par l'étroit dos-
sier d'une chaise très basse, je ne vis d'elle
tout d'abord que sa coiffure, — une de ces coif-
fures qui m'avaient le plus affolé, quand je
l'aimais. C'était ce qu'on appelle une Grecque,
LES NOtUDS INCESSAMMENT REFAITS. 239
du nom des femmes qui l'ont inventée. Seule-
ment, au lieu de l'aiguille d'or des filles de
Zanthe, elle avait passé à travers la torsade
lustrée de ses cheveux noirs un poignard nud,
sans autre ornement que l'éclat de son pur
acier. Tout à coup, ses petites mains saisirent
ce poignard et le détachèrent. L'ancien batte-
ment de cœur que cette Circé de l'imprévu
m'avait donné pendant sept ans, me reprit. Je
m'approchai, ignorant ce qu'elle allait faire.
Mais elle se mit tranquillement à tracer avec la
pointe du poignard je ne sais quels indéchiffia-
bles caractèressurla rampe en pierre du balcon.
« Je prononçai un mot espagnol.
« — Ah ! — dit-elle, en se retournant avec
un bond et un cri, — c'est toi, Ryno !
« Et elle se jeta à moi comme autrefois. Elle
se suspendit à mon cou; et comme elle tenait
à la main le poignard de sa chevelure, la lame
nue, par la pose de son bras ramené, se
trouva naturellement couchée sur mon cœur.
o — Tu ne m'attendais pas? — lui dis-je en
l'embrassant.
o Elle était plus jaune et plus maigre que
jamais. Ses yeux brûlaient dans leur orbite
cernée. Ses bras nuds me pénétrèrent d'une cha-
leur mate à travers mes vêtements.
« — O Dieu ! tu brûles, tu as la fièvre, tu
es malade ! — lui dis-je.
340 UNE VIEILLE MAITRESSE.
o — Je ne sais pas, — répondit-elle, —
mais je m'ennuie.
« — C'est peut-être ce balcon et ce jasmin
d'Espagne — repartis-je — qui te donnent le
mal du pays?
« — Tiens! — reprit-elle avec explosion,
— si c'était cela ! — Et tombant de mon cou
sur la pointe de ses pieds chaussés de satin,
elle se précipita sur les jasmins, les hacha de
cent coups de poignard, en fit voler les frag-
ments au-dessus de sa tète, renversa les jardi-
nières et jeta deux superbes vases d'héliotrope,
en porcelaine de Chine, par-dessus la rampe
du balcon.
« — Tu es donc toujours la Vellini d'autre-
fois ? — lui dis-je en souriant de ces sensa-
tions impétueuses, — toujours la folle fille à
qui rien ne doit résister?
« — Ah ! c'est la vie qui me résiste ! — répon-
dit-elle avec l'accent d'une tristesse tragique,
frappant du pied et poignardant le vide autour
d'elle. — Je ne sais pas ce que j'ai, mais je
souffre... J'étais plus heureuse avec toi, Ryno.
« — Est-ce que Cérisy te contrarie, ma pau-
vre fille ?
« — Lui!!! — dit-elle. — Tu sais donc
cela?... Ils te l'ont écrit? Oh! non, il ne me
contrarie pas, le pauvre garçon. Il m'aime avec
une adoration d'esclave. Seulement son adora-
LES NOEUDS INCESSAMMENT REFAITS. 24I
tion m'ennuie. J'aimais mieux quand tu me
détestais.
« — Tu ne te soucies donc pas de lui, ma
chère enfant?... — ajoutai-je.
a — Je l'ai aimé quinze jours, — dit-elle,
— à m'iiAaginer que tu avais un successeur,
Ryno. J'aî fait avec lui toutes les folies de
passion; puis, au bout de quinze jours, je me
suis réveillée, froide, dégoûtée. C'était fini. Un
rêve de plus à mettre à la pile de mes rêves !
o — Et tu ne l'as pas jeté — repartis-je —
par-dessus la rampe de ton balcon, comme un
de ces vases auxquels tu viens si prestement
de faire prendre ce chemin?
« — J'en avais presque envie, — dit-elle en
riant, — mais, vois-tu? il est si bon, si dé\oué
que la pitié m'a prise. Je n'ai pas eu le cœur
de lui faire de la peine en le renvoyant. Je me
suis laissé aimer par lui. La Pitié, — ajouta-t-elle
avec une expression réfléchie, — voilà un senti-
ment que je ne connaissais pas ! Tu ne me
l'avais pas appris, Ryno.
« Elle avait en me disant cela comme un si
vif regret du passé, que j'en fus étonné et tou-
ché en même temps, dans un être d'ordinaire si
peu rêveur. Elle était appuyée à la rampe du
balcon, jonglant presque avec le poignard
qu'elle jetait en l'air par la pointe et qu'elle
recevait par la garde. Je m'étais assis sur la
243 UNE VIEILLE MAITRESSE,
cliaise basse qu'elle avait quittée et je cherchais
à pénétrer le mystère de ses sentiments se-
crets dans son extraordinaire physionomie.
Ses yeux d'aigle blessée tombaient d'aplomb
sur moi.
a — Et toi, — dit-elle avec une profondeur
presque envieuse, — es-tu heureux?...
o — Et si je ne l'étais pas? — répondis-je.
o — Ne trompe pas Vellini, — dit-elle. — Je
sais tout aussi. Tu ne fais rien que je ne le
sache, Ryno ! Ils croient toujours que je t'aime.
Ils ont toujours peur que notre passé ne re-
commence, et pour l'empêcher, quand ils peu-
vent me blesser le cœur avec toi, ils n'y man-
quent jamais. On t'a écrit, n'est-ce pas? que
j'aimais Cérisy. Eh bien, on m'a dit, à moi,
que tu avais suivi une femme en Ecosse et que
vous êtes révenus ensemble à Paris. Il y a dix
jours que vous êtes revenus!
a — Cette femme dont tu parles, — répon-
dis-je, — est une femme du faubourg Saint-
Germain. Je l'ai rencontrée sur les bords du
lac Lhomond. Elle voyageait avec son mari.
Comme on se lie plus vite à l'étranger quand
on s'y rencontre, nous avons écliangé mille
affectueuses politesses de compatriotes et nous
sommes revenus ensemble à Paris. Ceci est
très vrai... et très simple aussi, comme tu
vois.
LES NOEUDS INCESSAMMENT REFAITS. 243
o Elle cessa de jongler avec le poignard.
« — Et tu n'es pas amoureux de cette
femme ! — s'écria-t-elle. — Tu n'étais pas
hier à l'Opéra avec elle ! Tu y étais, Ryno.
C'est Vellini qui t'y a vu. Mais toi, dans la
préoccupat^n de ta nouvelle maîtresse, tu n'as
pas aperçu Vellini.
« Et déjà la violence de sa nature grondait
en elle comme un tonnerre lointain à laquelle
la mienne allait faire écho. Je le pressentais.
Je trouvais injuste et bizarre que cette femme
qui n'était plus aimée, qui avait pris un amant,
me parlât comme une maîtresse régnante qui
avait droit de s'irriter et de questionner. Il me
semblait que cette Ellénore revenait d'un peu
trop loin et un peu trop tard dans nos rela-
tions.
« — Et quand cela serait, après? — repris-
je. — Serait-ce la première femme que j'aurais
aimée depuis que nous sommes séparés? Pour-
quoi prends-tu donc ce ton-là, Vellini?... Il
faut que tu sois bien malade, ma pauvre en-
fant, pour devenir nerveuse comme une Pari-
sienne.
« — J'ai tort, — dit-elle. Et elle se mit à
pleurer. Mais les pleurs de Vellini ne tom-
baient point comme ceux d'une autre femme.
C'étaient des larmes fières qui roulaient long-
temps dans les cils, puis s'en allaient mourir
I
244 UNE VIEILLE MAITRESSE.
silencieusement, avec une majesté désolée,
vers les coins abaissés des lèvres tremblantes,
« La pitié dont elle me parlait il n'y avait
qu'un instant, se saisit de moi à mon tour, et
je l'attirai sur mes genoux pour essuyer ses
yeux avec mes lèvres.
« Elle ne résista pas plus qu'une morte. Elle
avait dans mes bras l'immobilité attentive du
sauvage, et ses yeux plongeaient dans mon
cœur.
« — C'est du sang aussi que des larmes! —
dit-elle avec une passion surhumaine, forte
comme Dieu même, car elle me fit reculer
jusque dans ce passé qui ne nous appartient
plus et qu'elle ralluma. — Bois donc, Ryno;
bois donc ! bois toujours ! — répéta-t-elle en
m'offrant avidement ses yeux et sa bouche.
Elleavait raison, la superstitieuse femme qu'elle
était ! Les larmes avaient le goût du sang déjà
bu... Le charme opérait... Je la pris et je me
sauvai dans le salon, l'emportant liée et tor-
due en spirale autour de moi, comme une cou-
leuvre.
« Une heure après, elle me disait avec la
conscience d'une force invincible :
a — Aime-la, si tu veux,, Ryno; aime-les
toutes; renie-moi pour ta maîtresse; mais le
sang, confondu dans nos veines, est plus fort
que toi !'
LES NOEUDS INCESSAMMENT REFAITS 245
— C'était une explication de Zingari, — dit
la marquise. — La vraie, c'est que^ malgré tout,
vous vous aimiez toujours.
— Non, maraude, non ! — reprit Marigny,
— au contraire! J'en aimais une autre. Son
coup d'oeil ne l'avait point trompée, quand elle
m'avait vu à l'Opéra. La femme rencontrée en
Ecosse m'avait entraîné par des qualités oppo-
sées à celles qui m'avaient captivé si long-
temps. Elle avait toutes les saveurs exquises de
la femme du monde, une aristocratie de beauté
et de manières digne du grand nom qu'elle
portait. Après Vellini, la fille basanée du toréa-
dor, cette patricienne blanche, blonde et lan-
guissante était d'un attrait singulier. C'était la
fraîcheur bleuâtre des lacs purs, aux bords
desquels je l'avais rencontrée, après les dévo-
rements brûlants du désert. Elle ne m'appar-
tenait pas alors, cette femme; mais depuis,
elle a été jugée compromise et avec un tel
éclat, qu'il y aurait peut-être mauvais goût à
moi de la nommer, si nous n'étions pas en
tête-à-tête et si je n'étais pas dans quelques
jours votre petit-fils...
— D'ailleurs, ce ne peut plus être — ré-
pondit la marquise de Fiers — ni une fatuité,
ni une indiscrétion. L'écusson des Marigny et
celui des Mendoze sont écartelés à jamais par
les Hérauts d'armes de la Médisance pari-
24^ UNE VIEILLE MAllRESSE.
sienne. On ne l'a guères ménagée, cette pauvre
comtesse, cette héroïne de l'amour vrai. On lui
a fait payer assez cher le noble tort d'avoir trop
de cœur pour être habile.
— Oui, — dit Marigny avec tristesse, — elle
a beaucoup souffert par moi-, et telle est la
rigueur des sentiments involontaires, qu'il n'y a
point de dédommagements à offrir pour les
maux dont on fut la cause. On peut écraser
une destinée sans avoir un tort à se r,eprocher,
car ne plus aimer, c'est un malheur. Pourquoi
cesse-t-on d'aimer une femme? On attend en-
core l'homme de génie qui doit répondre à
cette question.
« Je n'ai — ajouta le futur gendre de
M""* la marquise de Fiers — à vous parler
de mon sentiment pour madame de Mendoze
qu'en tant qu'il influa (car il y influa) sur mes
relations avec Vellini. Autant qu'on pouvait
voir dans cette âme qui désorientait le coup
d'œil par le mouvement et par la profondeur,
il me sembla que Vellini, qui convenait de ne
plus m'aimer et qui avait un amant, redeve-
nait jalouse comme au temps où nous nous
appartenions aux yeux de tous. Il y avait d'au-
tres femmes pourtant dont on lui avait dit ce
qu'elle savait de madame de Mendoze. Mais,
jusque-là, je n'avais pas observé que la pensée
•d'une femme, depuis notre séparation, eût
LES NOEUDS I N C E SSAM IV! E N T REFAITS, 247
m^' assombri ou froncé son front soupçonneux.
Cela pouvait être un de ces revirements sou-
dains comme il y en a tant dans l'àme hu-
maine ! Elle ne me faisait plus, il est vrai, des
scènes furibondes comme autrefois, mais elle
me montrait la rigidité amère et muette des ca-
ractères absolus. Elle était plus capricieuse
encore qu'on ne l'avait jamais vue. Elle foulait
1^^ aux pieds Cérisy. C'est sur lui que retombaient
^p^tous les éclats de son humeur. Témoin de ces
injustices et d'ailleurs très préoccupé de ma
belle comtesse, avec qui je perdais seulement
Ipour la voir le temps qu'il est d'usage de dé-
penser avec les femmes du monde, je dis à
Vellini que je m'abstiendrais de revenir rue de
Provence.
o — Orgueilleux! — s'écria-t-elle, avec un
orgueil révolté du mien. — Tu t'imagines donc
que je t'aime toujours et que je suis bien mal-
heureuse ?Tu crois m'épargner en t'éloignant?
Tu te sauves de moi comme d'une maîtresse
dont tu craindrais les persécutions? Mais ne
t'ai-je pas dit de l'aimer, ta comtesse de Men-
doze ! Aime-la, Ryno. Qu'est-ce que cela me
fait!...
a Et elle me disait cela, pâle, hâve, les joues
marbrées de deux taches rouges, la voix
faussée par la colère qui entr'ouvrait tout ce
mépris. C'était encore une de ses puissances
248 UNE VIEILLE MAITRESSE.
que cette dissonance entre ses passions et sa
volonté, que cette indomptable vérité de son
âme passant à travers toute cette force de dis-
simulation qu'elle m'avait si souvent montrée
et qu'elle tenait du chef de sa mère, la fière
duchesse de Cadaval-Aveïro.
« — Tu ne me crois pas, — reprit-elle, —
tes yeux sont impies en me regardant! Eh bien,
mets ta main sur mon cœur et raconte-moi
tes bonheurs avec ta nouvelle maîtresse, et s'il
bat d'une pulsation plus vive, méprise-moi,
Ryno.
« Elle avait dans les sourcils et dans les plis
du sourire l'audace d'une femme qui eût jouté
avec la foudre. Ce gant qu'elle me jetait, je le
ramassai. Je ne l'aurais pas dû peut-être. Je
n'aurais pas dû ouvrir à une ancienne maî-
tresse comme Vellini les secrets d'une intimité
nouvelle; mais quelque chose sans doute de
plus fort que ma raison même retentit et flambe
aux défis! J'étais toujours le Marigny qui, défié
dans un de ses voyages par cette Vellini qui
me défiait encore, avais un jour valsé avec elle
sur l'étroite et rase plate-forme d'une tour de
trois cents pieds de hauteur. Je fis ce qu'elle
me demandait. J'osai comme elle. Je lui mis
la main sur le cœur, à travers le lacis du cor-
sage ouvert par devant, et je lui racontai mon
amour et mes bonheurs avec madame de Men-
LES NOEUDS INCESSAMMENT REFAITS. 247
doze, dans cette langue entliousiaste et sen-
suelle qui allait si bien à ce que je savais de
sa nature, enflammant mon récit davantage par
le désir de voir clair dans son âme et de ter-
rasser tout cet orgueil de Lucifer; mais, sous
mon récit et sous ma main, ce cœur altier
resta immobile, comme s'il eût valsé encore au
bord de la tour de trois cents pieds!
« — Tu peux donc revenir! » — me dit-elle
avec la joie d'une telle épreuve et le plus
superbe de ses regards. — Et je revins. Oui,
je revins, marquise! L'espèce de pitié qu'elle
avait excitée en moi qui la croyais jalouse,
périt dans mon cœur et n'y reparut plus. Je
revins attiré parla force de cette âme, qui res-
semblait si peu à la coquetterie taquine et
menteuse des antres femmes. L'amour était
éteint, mais l'intérêt reparaissait sous une autre
forme que l'amour. Elle m'avait aimé. Ne
m'aimait-elle plus? Tous les souvenirs de l'es-
clavage et de la curiosité m'obsédaient, me
repoussaient chez elle. J'y allais en sortant de
chez la comtesse. J'avais beau être amoureux, —
et je l'étais vraiment! je passais plus d'heures
chez Vellini qu'à l'hôtel de Mendoze. Je ne
sais pas comment elle s'y était prise pour
ensorceler Cérisy; mais je ne remarquai jamais
qu'il fût jaloux de mes visites. Elle me parlait
beaucoup de la comtesse. Elle ne comprenait
a^O UNE VIEILLE MAITRESSE.
pas une foule de choses clans cet amour de
patricienne qui combat pour sa dignité, même
en se livrant, ou qui la pleure après s'être
livrée. Il y avait en madame de Mendoze mille
nuances fines qui lui échappaient. Elle ne
disait pas comme le monde, qui me trouvait
trop aimé de cette femme; elle disait, elle,
que cette froide comtesse ne m'aimait pas
assez et qu'elle ne savait pas aimer. Hélas!
elle m'a aimé au contraire au point de se
perdre ; mais la fille du toréador appréciait
mieux les transports de l'amour que ses dévoue-
ments. Qiiand, interrogé avidement par elle,
je lui disais les chastes et sublimes abandons
avec lesquels cette tendre femme, qui me sera
toujours sacrée et qu'elle accusait de froideur,
tombait sur mon cœur et dans mes bras, un
pli de mépris crispait ses lèvres : « Tiens! cela
vaut mieux, » disait-elle avec un emportement
de vanité étrange et d'ardeur désordonnée, et
elle collait cette lèvre méprisante à mes lèvres,
avec une passion toujours prête et si souve-
raine, que je m'indignais pour la femme
aimée de l'empire de celle que je n'aimais
plus.
« Marquise, ce merveilleux empire qu'elle
croyait le talisman du sang bu ensemble et qui
n'était pas seulement le talisman deâ souvenirs,
dura plus que mes liens avec madame de
LES NOEUDS INCESSAMMENT REFAITS. 2<^l
Mendoze, Qi^iand ces liens furent brisés, il
continua de subsister. Les quelques années
écoulées entre ma rupture avec la comtesse et
la rencontre dans le monde de votre Herman-
garde, ont été remplies par ces succès faciles
qui ont à peine un lendemain. Aucun ne
devait, ne pouvait affaiblir ce que l'amour
n'avait pu détruire, et Vellini resta pour moi
ce qu'elle était. Elle aussi, elle eut des caprices,
de ces brusques révolutions d'imagination et
de cœur, dont le monde dit un mal si cruelle-
ment superficiel, car elles sont la conséquence
de certaines natures passionnées et puissantes.
Elle se brouilla avec Cérisy ; mais l'expérience
justifia pour elle l'idée qui l'avait tant saisie:
que nous devions toujours nous revenir. Elle
a maintenant le fanatisme de cette croyance.
Seulement, ne pensez pas, chère marquise, que
cette conviction la rende heureuse. Son âme
fière s'en soulève parfois indignée. Pendant
mon amour pour la comtesse de Mendoze et
depuis, elle a essayé, à plusieurs reprises, de
rompre cette chaîne qu'elle avait d'abord dite
infrangible. Elle voulait être toute à ses nou-
veaux amours; mais l'ennui, le vide, le passé, —
que sais-je? — me la rejetaient désolée, acca-
blée, niant qu'elle m'aimât, mais recommen-
çant d'étaler avec un sombre orgueil la chaîne
qui avait résisté aux efforts de son désespoir!
^52 UNE VIEILLE MAITRESSE.
Qiiand, plus fort qu'elle, parce que je suis
homme, je l'avais quittée après quelque nou-
veau déchirement, me promettant de ne plus
revenir, un soir je la trouvais chez moi qui
m'attendait. Elle ne se tordait pas à mes pieds,
elle ne me suppliait pas; elle ne me deman-
dait pardon ni de ses violences, ni de ses inéga-
lités, ni de ses tristesses, ni de tout ce qui m'avait
blessé et fait fuir. Mais, avec la conscience
tranquille d'un être qui se croit l'instrument
du destin, elle avait une façon de me prendre
par la main et cette façon était si pleine de
la brûlante domination du passé, qu'elle me
remmenait!
« Marquise, il faut en finir. Telle a été
notre vie pendant dix ans. Le monde n'a vu
que la surface d'une intimité qu'il ne s'expli-
quait pas. J'ai cherché à vous en faire voir le
fond. Qiioique j'aie passé sur bien des scènes,
sur bien des détails que j'ai tus par respect pour
vous, — et pour nous aussi, — et qui sont,
hélas! le dessous de cartes de presque toutes
les intimités, j'en ai dit, j'en ai montré assez
à votre experte sagacité pour que vous compre-
niez à quel point notre liaison fut agitée. Le
monde l'a mesurée à toutes celles que l'habi-
tude consacre, après que l'amour qui les forma
n'existe plus. Vellini recevait beaucoup d'hom-
mes de votre faubourg Saint-Germain. C'est
I
I
LES NOEUDS INCESSAMMENT REFAITS. 2^]
rue de Provence que j'ai rencontré le viconrLte
de Prosny pour la première fois. La Malagaise
voyait des artistes et plusieurs femmes comme
elle. On jouait dans son salon un jeu d'enfer,
et on m'y voyait tous les soirs. Comme avec un
certain maintien on fait respecter les positions
les plus fausses, les hommes qui auraient eu le
droit peut-être de trouver mauvaise l'espèce
d'autorité dont la senora Vellini m'investissait
chez elle, finirent par prendre leur parti de...
ce qu'ils ne pouvaient empêcher. Pour expli-
quer l'éternité de ma présence chez cette
femme, autrefois ma maîtresse, le jeu, le sans-
gêne de la vie intime étaient les raisons que
l'on ajoutait tout haut à celles que l'on disait
tout bas. Quiantà ces dernières, — ajouta M. de
Marigny avec un fin sourire, — on les chuchotait
à l'oreille; je les devinais bien un peu, mais
je ne me charge pas de vous les répéter. »
M. de Marigny avait fini son récit. Il s'arrêta
naturellement et regarda la marquise qui
rêvait, en tournant dans ses mains sa tabatière
d'écaillé.
« — Le vieux Prosny n'est pas si bête! —
dit-elle avec une gaieté que le regret teignait
de tristesse, — et j'aimerais bien mieux qu'il
le fût ! »
I
XI
LE MARIAGE
UAND M. de Marigny eut achevé
sa grande confidence à M'"* la
marquise de Fiers, ne voilà-t-il
pas qu'il eut peur. Il avait tout
dit avec la sincérité d'une âme qui se confie
dans l'âme qui écoute; il avait ouvert son
passé, dans les replis les plus secrets, à ces
yeux de lynx qu'il ne redoutait pas. Il avait mis
une espèce de grandeur à ne rien omettre.
Mais c'était fini ! Désormais il ne reprendrait
plus le récit tombé généreusement de ses
lèvres : et cet homme intrépide jusque-là,
1
LE MARIAGE. 2<^
s'effraya de ce qu'il avait fait. Il eut un doute.
Si la douairière de Fiers n'était pas la femme
qu'il avait jugée ; si l'histoire de cet amour,
trop raconté peut-être, avait réveillé en elle
ces instincts de prudence qu'il n'avait pas cher-
ché à endormir, il était perdu. La main de la
belle Hermangarde lui serait peut-être refusée.
A cette idée, la sueur froide coula sur son
front. Il se repentit presque, tant il aimait
M"® de Polastron ! d'avoir été franc avec la
marquise. Tout homme qu'il fût, l'amour avait
créé en lui les exquises faiblesses de la femme,
et la peur le prit comme elle prend les femmes,
fussent-elles Jeanne d'Arc elle-même, l'action
héroïque accomplie, le coup porté.
La marquise, cette fée devineresse, devina
cette pusillanimité d'un grand amour. Les
yeux de lynx que M. de Marigny avait eu rai-
son de ne pas craindre, le regardèrent avec
une finesse aimable et tendre ; épithètes bien
jeunes [)our des yeux de soixante-quinze ans,
mais justes pour cette femme, éternellement
adorable d'esprit et de cœur, que les matéria-
listes de son temps, qui niaient l'immortalité
de l'àme, auraient considérée comme une très
forte objection, s'ils avaient vécu autant
qu'elle.
« — Qu'avez-vous, mon enfant? — dit-elle,
en le voyant presque consterné de ce qu'il
3<^6 UNE VIEILLE MAITRESSE.
avait osé dire. — Vous repentiriez-vous d'avoir
été vrai? Rassurez-vous. Je ne démarierai
point Hermangarde. Vous avez été confiant,
eh bien! ce sera confiance pour confiance. Ah!
monsieur de Marigny, il faut que vous aimiez
beaucoup ma chère petite-fille, pour vous don-
ner les airs de (îouter de moi !
— Ainsi, ce que je vous ai dit n'a pas
changé vos résolutions! — s'écria Marigny
transporté.
— Non, — répondit-elle. — Pendant que
vous me parliez de cette Vellini, j'ai senti, il
est vrai, à plusieurs reprises, quelque chose
qui s'effrayait en moi ; mais je me suis dit que
tout considéré, il n'y a pas de mariage possi-
ble, si on exige un bonheur démontré certain.
C'est assez triste, cela; mais il ne s'agit pas de
gémir sur la nature humaine : il s'agit de ma-
rier ma petite-fille, à moi, qui ai soixante-
quinze ans. En brisant votre mariage aujour-
d'hui, je pourrais la laisser dans les larmes que
ma vieille main n'essuierait pas... J'ai d'ailleurs
pour garantie de bonheur, qui est toujours une
question, quoi qu'on fasse, votre amour et
votre loyauté, Marigny, la beauté sans égale
d'Hermangarde et cet éloignement dont vous
avouez vous-même la nécessité. On s'est embar-
qué souvent avec moins de lest sur la mer où
vous allez naviguer. »
LE MARIAGE.
257
Enchanté de ces assurances, M. de Marigny
laissa la marquise dormir un peu dans son
grand fauteuil sur les excellentes dispositions
qu'il ne craignait plus de voir compromises. Il
reprit l'aplomb de son bonheur. Il sourit un*
peu en pensant à M"*^ d'Artelles et à la mine
qu'elle ferait quand elle apprendrait que
l'histoire de cette relation à la piste de laquelle
elle avait lancé le Prosny, il l'avait lui-même
racontée et impunément à la grand'mère d'Her-
mangàrde. M. de Marigny connaissait parfaite-
ment sa comtesse d'Artelles. La franchise
aventureuse, imprudente, qui lui avait réussi en
disant tout à la marquise, en n'énervant rien
de la puissance d'une ancienne maîtresse, en
la peignant avec la force de ses souvenirs,
devait, bien loin de la ramener, choquer et alié-
ner davantage l'opiniâtre amie de M'"^ de
Fiers. Et en effet, quand la marquise conta ce
qui s'était passé entre elle et son futur petit-
fils à M""** d'Artelles:
« Eh quoi, ma chère ! — répondit celle-ci,
ne montrant qu'un étonnement qui, comme
on voit, n'était pas à la gloire de Marigny, — il
a eu l'audace de vous raconter cette his-
toire?...
— Oui, ma chère, il en a eu l'audace, — re-
partit la marquise avec la petite taquinerie qiu'
est la Ai'àce des [)lus solides amitiés, — et
U
2^8 UNE VIEILLE MAITRESSE.
comme toujours, avec nous autres femmes,
jeunes ou vieilles, l'audace a réussi. Elle m'a
attachée à lui davantage. Car en parlant
comme il a fait, il devait savoir qu'il exposait
son bonheur. C'est plus que sa vie. J'ai trouvé
cela très noble à lui... presque chevaleresque.
Vous, l'arrière-petite-fille des plus anciens
bannerets de France, osez me dire que cela
ne l'est pas ! »
Et fine comme elle l'était, l'éloquente vieille
enterra sous cette espèce d'argument héraldique
les derniers murmures de l'antipathie de
M'"* d'Artelles contre M.deMarigny. A partir
de ce moment, la comtesse ne parla plus du
mariage qui la désolait. Elle vit que le génie
de Marigny l'emportait sur le sien.
a — ■ Vicomte, — dit-elle, outrée, à M. de
Prosny, — comprenez-vous une pareille chose ?
Elle aime mieux ce Marigny que sa petite-fille,
je n'en doute pas. »
Il importait peu que le Prosny comprît cela
ou non. Mais ce qu'on ne saurait trop admirer,
c'est la jeunesse de cœur de M'"^ de Fiers,
attestée par le sentiment que lui reprochait
son amie. Oui, la marquise aimait Marigny,
non pas mieux que son Hermangarde, mais
elle l'aimait, et son affection n'était pas le reflet
de l'amour qu'il avait allumé dans sa petite-
fille. Elle aurait été sans enfants qu'elle l'eût
LE MARIAGE.
359
appelé son fils d'élection. Si, dans toute âme,
l'amitié est, sans comparaison, le plus beau des
sentiments de ce -monde, elle devient sublime
dans une femme placée aux confins de la vie,
qui semble avoir tout épuisé et être devenue
inséductible. Le jeune homme qui l'inspire,
doit en être plus fier que de toutes les turbu-
lentes passions qu'il a semées dans des cœurs
par l'âge plus rapprochés du sien. Herman-
garde aussi — comme M*"* d'Artelles — savait
bien que sa grand'mère aimait Marigny pour
lui-même, et la tendre et généreuse jeune fille
en était heureuse pour son fiancé.
« Avouez que vous l'aimez autant que moi,
maman ! » disait-elle avec l'accent du triomphe,
la veille du jour fixé pour ce mariage, l'objet
de leurs plus vifs désirs à toutes les deux.
Ils étaient restés avec la marquise, après les
visites et les félicitations d'un pareil jour,
Hermangarde seule n'était pas fatiguée. Reine
que son diadème ne blessait pas, elle avait
radieusement montré son bonheur, en âme
franche et naïve, en vraie jeune fille qu'elle
était. Elle avait écouté avec un ravissement
qu'une divine réserve entrecoupait sans pou-
voir le cacher, ces compliments dictés par
l'usage à des bouches envieuses ou indifféren-
tes. L'amour heureux chantait si bien dans son
àme qu'elle en aimait tous les échos. Elle jouis-
26o UNE VIEILLE MAITRESSE.
sait profondément de tout ce qui eût causé un
peu d'e'mbarras à toute femme moins fortement
éprise. Ryno de Marigny, «en entendant ces
douces paroles vivifiées des plus célestes in-
flexions de l'amour, serra la belle main qu'il
tenait dans les siennes et qui déjà était à lui.
o Et quand cela serait? — répondit en
riant la marquise, — je ne dépenserais pas ton
bien pour longtemps, petite, car dans vingt-
quatre heures, lui et toi, vous ne ferez i)lus
qu'un. »
Le lendemain, à midi, tout le faubourg Saint-
Germain assista au mariage de M"^ de Polas-
tron et de M. de Marigny. La marquise douai-
rière de Fiers avait voulu donner à cette céré-
monie la solennité qu'on y donnait danssa jeu-
nesse. A présent, une fausse pudeur, une pudeur
anglaise qui met sur tout son voile indécent, a fait
du mariage une espèce de huis clos mystérieux.
On cache son bonheur comme s'il était cou-
pable. On ne sait plus, en donnant la main à
une belle fille qu'on prend pour femme, sous
l'œil de Dieu et à son autel, porter légèrement
sur son front levé le regard des hommes. On
aime mieux recevoir furtivement la bénédiction
d'un prêtre et s'enfuir dans une chaise de
poste, comme une bête qui emporterait sa
proie, que de donner à l'acte qui fonde une
famille nouvelle la lente Ct majestueuse obser-
LE MARIAGE. 26l
vance des convenances extérieures qui l'accom-
pagnaient autrefois. La marquise de Fiers
n'était pas dévote, mais elle tenait aux tradi-
tions d'un autre âge. Elle voulut couronner la
félicité qui était l'œuvre de ses mains, des
pompes du monde, unies aux pompes de la
religion. On se souvint longtemps, à Saint-
Thomas d'Aquin, — cette aristocratique église où
l'orgueil des races aime à se mettre à genoux de-
vant Dieu, — de la messe de mariage de M"® de
Polastron. La musique en avait été composée
par une de ses amies, célèbre depuis, et l'àme
de la femme, dans ce morceau dont tout Paris
parla et qui n'a pas été recueilli, s'entremêla,
pour le rendre plus touchant encore, aux
mâles inspirations de l'artiste. La marquise
douairière de Fiers, qui avait des relations de
parenté et de monde avec toute la haute société
de Paris et de l'Europe, en avait convoqué le
ban et l'arrière-ban à ce mariage. La petite
église de Saint-Thomas d'Aquin offrait un spec-
tacle digne des plus beaux jours de la Restau-
ration. On aurait pu se croire à cette époque
de dévotion mondaine, en regardant la foule
incessante que des voitures chargées d'armoi-
ries déposaient à chaque instant sur les mar-
ches du parvis et qui allait s'entasser un peu
confusément dans la nef et jusque dans le
chœur. Partout ce n'étaient que de nobles vi-
26a UNE VIEILLE MAITRESSE.
sages, profils délicats on fiers, mises recher-
chées et simples sur lesquelles brillait, de
temps en temps, l'étoile en diamants de quel-
que ordre. Chose qu'on, remarqua dans cette
foule imposante, les femmes étaient en majo-
rité. Un mariage d'amour, c'est une fête pour
elles ! et elles y vinrent comme à une fête,
élégantes, parées, dans leurs plus charmantes
toilettes du matin, souriantes, rêveuses, inté-
ressées, curieuses surtout! curieuses de voir
l'une des plus riches héritières de France pren-
dre pour époux et pour maître un simple
gentilhomme sans titre, pauvre comme Job,
joueur comme les cartes, et libertin, disait-on,
comme le Valmont des Liaisons dangereuses.
Pour des Françaises, chez qui les folies de
cœur sont si rares, cela méritait d'être vu !
On avait placé deux fauteuils en velours
cramoisi, à crépines d'or, avec des coussins de
même couleur, sur la marche supérieure du
maître-autel. C'est là que les mariés devaient
s'asseoir pour entendre la messe. Quand M. de
Marigny monta jusque-là, en donnant la main
à M"" de Polastron, il y eut, dans ce monde
qui les connaissait pourtant tous les deux,
parmi les hommes, un murmure d'admiration
pour elle, et parmi les femmes, un silence
pour lui.
Sans doute, on les jugeait dignes l'un de
I
LE MARIAGE. 263
l'autre. On comprenait que leur amour bût été
une prédestination.
M"*" de Polastron était en blanc, chargée de
dentelles, mise comme toutes les mariées du
monde. Elle baissait ses longues paupières sur
ses joues où l'émotion versait de la pâleur,
mais de la pâleur lumineuse. A ces flots de
mousseline des Indes^ qui enveloppaient sa
beauté sainte comme d'un nuage et dans les-
quels les souffles de la démarche trahissaient
la précision des plus purs contours, à sa virgi-
nité d'attitude, à cette fusion divinement tem-
pérée de la chasteté et de l'amour, on pen-
sait, malgré soi, à l'Étoile du Matin, invoquée
dans les Litanies. Son voile de Malines — ce
manteau impérial de toutes les mariées, fragile,
hélas! comme leur empire, — descendait jusqu'à
ses pieds, et elle le portait de manière à jus-
tifier ce grand nom de la fille de Charlemagne
qu'on avait osé lui donner. Près d'elle se te-
nait Marigny. Il était mis avec la simplicité qui
sied aux hommes sûrs de leur puissance. Sans
doute il était heureux, puisqu'il épousait celle
qu'il aimait depuis longtemps ; mais pourquoi
la pensée que, dans quelques heures, il pour-
rait presser librerhent sur son cœur cette ado-
rable jeune fille, ne lui attachait-elle pas aux
tempes un plus splendide éclair? Qiielle était
la rêverie inconnue dont le voile se dépliait
304 UNE VIEILLE MAITRESSE.
mollement sur son front pensif?... Qui sut — si
ce n'est lui — i'émotion intérieure qui l'accom-
pagnait à l'autel?... Comme le jeune homme
du rêve de lord Byron, pensait-il alors, sous
la coupole étincelante de cette église, qui
versait une lumière rosée au col penché de
son Hermangarde, à quelque appartement
lointain et obscur où jadis il eût serré une
main qui n'était pas celle qu'il avait alors
dans la sienne?... Enfin, était-ce l'avenir,
était-ce le passé qui assombrissait son visage
au moment où il aurait dû rayonner ? Ou, tout
simplement encore, était-ce l'oppression d'une
félicité trop grande, la mélancolie du bonheur?
Car ils disent, les gens qui ont été heureux,
que le bonheur a aussi sa mélancolie.
A côté des mariés, dans un fauteuil sem-
blable aux leurs, mais placé plus bas, la mar-
quise douairière de Fiers, en robe de poult de
soie carmélite, en mante noire et en mitaines,
couvrait de ses yeux maternels, dans lesquels
brillaient cent ans de vie, sa petite-fille et
Marigny. La joie de son cœur dorait ses rides.
« Regardez-la, vicomte! — dit M™* d'Ar-
telles à son ancien Sygisbée en mettant son
paroissien ouvert devant sa bouche, pour que
la réflexion n'allât qu'à son adresse, — perd-elle
la tête, ma pauvre amie ? Elle a l'air plus heu-
reuse qu'Hermangarde. Si elle ne faisait pas
LE MARIAGE. 365
épouser son Marigny à sa petite-fille, je crois,
en vérité, qu'elle l'épouserait.
— Ce serait donc sa première folie, — répon-
dit le vicomte, en ricanant silencieusement, —
car elle n'en a jamais fait pour personne. C'est
une fine mouche. Mais enfin^ il est temps pour
tout, et, tôt ou tard, il faut bien que jeunesse
se passe. »
Et, tout enchanté de se trouver tant d'esprit,
le vicomte de Prosny tourna orgueilleuse-
ment son binocle sur l'assemblée qui emplis-
sait la nef. Il distribuait des signes de tête à
toutes les personnes de sa connaissance. A
force de regarder autour de lui, son attention
lassée se porta sur l'orgue qui répandait alors
ses fleuves d'harmonie sous les arceaux de
l'église ébranlée, et il ajusta, dans l'espèce de
tribune qui s'ouvre des deux côtés du majes-
tueux instrument, une personne qu'il ne
croyait pas là, sans doute, car il prit le plus
surpris de ses airs étonnés, et, poussant sa
joue avec sa langue et de son coude le coude
de la comtesse d'Artelles :
« Qiie le diable m'emporte, — dit-il, sans
avoir égard à la sainteté du lieu, — si ce n'est
pas là la senora VelliniJ »
On touchait au moment le plus solennel de
la messe, mais le mot prononcé à voix basse
par M. de Prosny produisit son effet sur la
34
266 UNE VIEILLE MAITRESSE.
comtesse d'Artelles et lui fit tourner fort irré-
vérencieusement le dos à l'autel. Elle aurait
oublié Dieu le père lui-même, en personne,
pour voir la senora Vellini. Dix curiosités en
une seule braquèrent ses yeux, armés de
lunettes, vers l'endroit que lui désigna le
vicomte. Elle voulait juger Vellini, cette terri-
ble maîtresse de dix ans I C'était la curiosité de
la femme, qu'avait eue aussi M""* de Fiers.
Puis, c'était la curiosité de l'ennemie ! Pour-
quoi la senora était-elle venue à ce mariage ?
Était-ce l'amour désolé qui entr'ouvrait et fai-
sait saigner sa blessure? Était-ce le projet de
quelque scène, de quelque scandale, peut-être
de quelque vengeance ? Qtiel sentiment enfin
l'avait poussée à Saint-Thomas d'Aquin pour s'y
repaître les yeux et l'âme de l'outrageant bon-
heur de M. de Marigny? Questions qui faisaient
palpiter tout ce qu'il y avait de vivant dans
M™® d'Artelles. Elle resta un moment à consi-
dérer la senora comme si l'église avait été un
théâtre et qu'elle eût fixé une actrice.
a C'est donc cela, cette Vellini dont vous
parlez tant ! » dit-elle, du même ton que M. de
Prosny avait pris pour lui parler, mais avec
l'expression du dédain le plus aigu.
L'Espagnole était assise du côté droit de la
tribune. Par la pose qu'elle avait alors, on ne
voyait que son buste. Elle portait la robe de
LE MARIAGE. 267
I
I
son pays, toute recouverte de dentelle noire par-
dessus le satin luisant, et, sur sa tèle, elle
avait sa mantille. Mise singulière, en France,
où tout ce qui n'est pas la tenue de tout le
monde paraît trop hardi. Elle était accoudée,
la main contre sa joue, à la balustrade en
pierres de la tribune. L'opposition de ses
vêtements noirs et de son teint bistré la faisait
paraître plus jaune que jamais. Elle avait les
yeux tournés vers M"® de Polastron, qui deve-
nait alors M""* Ryno de Marigny.
Son regard, fixe et profond, était si chargé
du magnétisme inexplicable qui n'a pas même
besoin d'un autre regard pour fasciner, qu'Her-
mangarde en sentit la lourdeur oppressive sur
ses candides et suaves épaules, voilées de la
brume des dentelles. Malgré elle, malgré les
ineffables délices dans lesquelles nageait son
àme, la mariée distraite se retourna, cherchant
vaguement d'où venait cette impression qui
l'atteignait et qu'elle dut attribuer à l'orage,
car on était au mois de juin et la chaleur acca-
blait.
Quant à la comtesse d'Artelles, elle n'était
pas de force à lire dans cet impénétrable re-
gard.
a Ma foi! — dit-elle, chuchotant toujours
avec son vieux vicomte, — vous disiez très
bien. Elle est fort laide et Tair effronté de ses
268 UNE VIEILLE MAITRESSE.
pareilles ne lui manque pas. Sa mise est celle
d'une baladine. Mort de ma vie! ils sont jolis,
les goûts des hommes de ce temps en général,
et de M. de Marigny en particulier ! »
M. de Pi-osny ne répondit pas. 11 était allé
souvent chez la sefiora Vellini, et peut-être
avait-il plus d'indulgence que M'"® d'Artelles
pour les goûts de la jeunesse de ce temps.
« Elle a l'air bien tranquille pour faire une
scène, — ajouta la comtesse. — Et pourtant
dans quelle autre intention une. femme comme
elle serait-elle venue à ce mariage? Qii'en
dites-vous, monsieur de Prosny ? »
M. de Prosny n'en disait rien du tout. Il
était occupé à lorgner le côté gauche de la tri-
bune, dans laquelle se trouvait une autre femme,
en noir aussi, comme la sefiora, mais dont
la pose était moins fière et moins mondaine.
Cette femme était à genoux sur un prie-Dieu
placé au bord de la balustrade, affaissée, le
visage caché et soutenu par des mains amai-
gries. On eût dit qu'elle était la proie de sa
propre prière, si elle en adressait une au ciel,
ou de sa propre pensée, si elle ne priait pas.
a Comtesse, — s'exclama presque M. de
Prosny, — voici un hasard des plus étranges !
Q^ii croyez-vous qu'est cette femme de l'autre
coté de la tribune et qui fait pendant à la
sefîora Vellini?... Tenez... là!... qui semble
LE MARIAGE. 269
avoir peur d'être remarquée et pour cela cache
son visage dans ses mains?...
— Je ne vois pas très bien... — répondit
M'"'' d'Artelles, se penchant en avant à cause
d'un piher qui kii cachait la personne dont
parlait M. de Prosny.
— Eh bien, c'est la comtesse de Mendoze!
— Par exemple ! ! !
— Oui, c'est elle ! — reprit M. de Prosny.
— C'est cette pauvre comtesse, victime du
monstre heureux qui se cambre si bien à
l'autel dans ce moment. Admirez-vous une
telle rencontre?... Le cœur romanesque a eu
la même idée que la femme perdue, et le plus
grand des romanciers, le Hasard, a voulu que
toutes les deux assistassent au mariage de leur
ancien amant, à quatre pas l'une de l'autre,
de manière que... de manière que... en recondui-
sant sa femme à sa voiture, ce Marigny du
diable pourra voir ses vieilles conquêtes orner
de leurprésence son triomphe d'aujourd'hui. »
Il y avait dans l'accent de M. de Prosny le
sentiment d'envie d'un vieux vaniteux oxydé,
qui aurait savouré dans sa jeunesse, avec la
férocité d'un cœur seo, la jouissance égoïste
qu'il attribuait à Marigny, et qui, ne l'ayant
point goûtée, se vengeait alors à en médire.
M*"* d'Artelles reconnut M"*^ de Mendoze.
0 II ne manquerait plus — dit-elle — que
UNE VIEILLE MAITRESSE.
toutes les femmes qu'il a compromises fussent
ici. Ce serait vraiment drôle. Vous avez un
binocle à qui rien n'échappe, vicomte. Cher-
chez et avertissez-moi, quand vous en verrez.»
Peut-être y étaient-elles, en effet; parmi ces
femmes du monde qui baissaient alors leurs
longues paupières hypocrites sur leurs missels,
peut-être s'en trouvait-il plusieurs que M. de
Marigny avait eues, — comme l'aurait dit M. de
Prosny, avec un sans-façon très convenable au
moins dans ce cas. Elles ont parfois, les femmes
du monde, une merveilleuse facilité d'oublier.
Elles vous ont appartenu tout entières, et s'il
advient qu'elles vous rencontrent, elles ne vous
font pas même l'hormeur de vous reconnaître.
Elles restent froides, souriantes de ce froid
sourire stéréotypé à leurs lèvres, monnaie
banale qu'elles donnent à tous. Elles n'ont pas
assez de sang dans les veines pour être trahies
par une rougeur. Marigny, de l'autel où il se
mariait, aurait pu apercevoir un cercle de ces
femmes, oublieuses et naïvement impudentes,
l'entourer comme les spectres de ses victimes
entourent Richard III dans Shakespeare ; mais
pour lui, pour Marigny, pour ce Richard III
de la séduction, il n'y aurait eu ni remords,
ni. horreur, ni épouvante dans un tel specta-
cle; car les coeurs qu'il avait tués se portaient
fort bien.
LE MARIAGE. 27 1
Excepté un seul, pourtant, — qui n'avait pas
profané l'amour, renié le passé, en l'oubliant, —
celui de M"*^ de Mendoze, mourant d'un sen-
timent trop fort, déchirée par les limiers du
monde, et venue, dans sa dernière heure de
détresse, s'abattre aux pieds de l'autel oii son
Marigny s'enchaînait à la vie d'une femme qui
n'était pas elle, comme une biche blessée au
bord des eaux.
Et elle, l'àme douce et bonne, la comtesse
Martyre de Mendoze (car elle s'appelait Mar-
tyre; sortie du sein de sa mère par le fer, elle
en avait été meurtrie et on l'avait appelée
Martyre. Y a-t-il donc toute une destinée dans
un nom?.,.) n'était point venue là poussée
par une passion égoïste et mauvaise, une curio-
sité haineuse ou jalouse. Lys broyé qui ne don-
nait plus de parfums depuis que la douleur
avait macéré ses feuilles blanches, elle ne
haïssait pas Hermangarde et elle pardonnait à
Marigny. Héroïque d'humilité tendre, elle
comprenait qu'il ne l'aimât plus et elle en
mourait. L'idée l'avait prise d'assister à la
navrante cérémonie qui achevait le malheur
de son âme; d'en savourer, un à un, tous les
détails... Cruelle fantaisie que les cœurs bri-
sés connaissent! On agace la plaie qui saigne;
on égoutte sur ses lèvres la coupe de poison. .
Ah ! ce jour-là, elle souffrit plus qu'elle
UNE V?E!ILB MAITREÎ5E.
n'avait souffert depuis que M. de Mari^jny l'a-
vait abandonnée, mais une force surhumaine
lui fit presser et tordre sa douleur autour de
son cœur déchiré et courir à Saint-Thomas
d'Aquin. Nulle invitation ne lui avait été
envoyée... Le noble Marigny, qui n'avait avec
elle que les torts involontaires de la nature
humaine, aurait regardé comme la plus impla-
cable ironie d'adresser une lettre de faire part
à cette femme pour laquelle il ressentait une
pitié respectueuse. Il avaiit eu la délicate pen-
sée de se rappeler à elle en affectant de l'ou-
blier. Il 'montrait combien le passé tenait de
place dans son àme, par l'exception qu'il fai-
sait d'elle parmi tous ces indifférents qu'il
conviait au spectacle de son bonheur.
Mais cette généreuse sollicitude fut inutile.
M""^ de Mendoze avait résolu d'aller secrète-
ment, en voiture sans livrée et sans armoirie,
à ce mariage dont les Arsinoé du monde
n'avaient pas manqué de lui indiquer le jour
et l'heure, et elle accomplit son projet. C'était
insensé... car à quoi bon s'attester une fois de
plus qu'on est perdue-, que la destinée qui
vous tue depuis si longtemps va vous donner
son dernier coup?... Mais qui n'aime pas jusqu'à
la folie, n'a jamais aimé comme cette femme
aimait.
Elle croyait qu'elle ne serait pas aperçue...
LE MARIAGE. 37}
qu'elle pourrait se livrer à la fiévreuse ivresse
de ces larmes qui, en coulant, emportaient sa
vie. Pleurer là... à dix pas de lui qui l'igno-
rait... sentir son pied lui marcher sur le cœur,
sentir le pied d'une rivale préférée (et par.
donnée!) y joindre un poids plus insuppor-
table encore, et prier pour tous deux; deman-
der à Dieu, les mains jointes, de les bénir et
d'éterniser leur amour: voilà la sublime folie
qu'elle voulait réaliser avant de mourir tout à
fait. Elle était déjà plus d'à moitié morte, et
elle ne tenait plus à la vie que par l'enthou-
siasme du désespoir.
Dieu lasoutint, — car Dieu aime les folies des
âmes qu'il a créées immortelles. Pendant cette
messe qui dura longtemps, les nerfs de cette
frêle blonde, minée jusqu'à la transparence
par une passion plus forte que la vie, ne furent
point au-dessous de la passion du cœur. Nul
sanglot ne trahit de son rauque éclat le silence
dans lequel cette femme priait enveloppée.
Nulle convulsion ne la renversa sur la terre.
Elle se tint à genoux sans faiblir. Elle vit tout,
elle entendit tout : le prêtre qui les bénissait,
la foule qui les admirait, le double anneau, le
double oui prononcé avec tant d'amour par les
deux voix qui le disaient ; et elle endura cette
torture, immobile, voilée, buvant ses larmes
qui dévoraient ses joues en y ruisselant et sans
35
374 UNE VIEILLE MAITRESSE.
que personne aiiprcs d'elle pût se douter de
son supplice. M. de Prosny et la comtesse d'Ar-
telles l'avaient bien reconnue, mais ce qu'elle
éprouvait, Dieu seul le vit et en eut pitié. Elle
réalisait pour Marigny le mot de sainte Thérèse
qui défiait Dieu de l'empêcher de l'aimer,
même en la damnant, même en la plongeant
dans son enfer. Ce ne fut qu'après que tout
fut fini, quand le consummaîum est de la félicité
pour eux et du malheur pour elle eut été
écrit dans le livre du destin, qu'elle sentit
l'espèce de fièvre qui l'avait animée tomber
et s'éteindre. Tout le temps qu'il y eut quelque
chose à voir de la poignante cérémonie pour
laquelle elle était venue, elle fut forte de rési-
gnation, haletante de curiosité, assoiffée d'un
martyre qu'elle voulait souffrir pour le Dieu de
sa vie, qui, comme, le Dieu du ciel, ne le
verrait pas et jamais ne l'en récompenserait...
Mais quand les mariés, la messe dite, eurent
descendu la nef, suivis d'un flot de parents et
d'amis, à travers la brillante assemblée qui se
pressait sur leur passage ; lorsque les derniers
bruits des voitures se furent perdus au loin et
que l'église, peu à peu redevenue déserte,
eut repris son silence accoutumé, la faiblesse
revint au cœur de l'infortunée comtesse, et
elle crut qu'elle allait mourir. Le sol lui parut
tourner autour d'elle. Elle eut peur de s'éva-
LE MARIAGE.
nouir dans cette tribune vide et solitaire où
elle était restée. Elle en redescendit l'escalier,
chancelante et n'ayant plus qu'une pensée : le
désir d'aller mourir plus loin ; touchante pu-
deur de femme malheureuse, dernier soin de
la fierté d'une Mendoze qui voulait sauver sa
mémoire de l'insulte prodiguée à sa vie.
Quand elle arriva au bénitier où sa main
défaillante s'appuya, elle vit, de l'autre côté de
cette conque de marbre qui contient l'eau
sainte, une femme qui y trempait sa main.
a Ah!!! » — dirent-elles toutes deux en se
reconnaissant. Cri réciproque et involontaire
auquel le sentiment d'une vieille haine donna
une étrange profondeur. L'église retentit de ce
double cri, si bref et si sombre. Mais personne,
excepté ces deux femmes, ne s'y trouvait
alors et ne fut scandalisé d'entendre la voix
des passions troubler la paix du sanctuaire.
Elles s'étaient vues déjà. Vellini, pendant la
liaison de M. de Marigny et de M"*^ de Men-
doze, avait, curieuse et peut-être jalouse (qui
lisait dans cet inscrutable cœur?), poursuivi
d'une recherche acharnée la femme qui lui
avait succédé dans le cœur de son amant. Elle
s'était multipliée et repliée autour de la com-
tesse, partout où elle avait pu la rencontrer.
Souvent M"'^ de Mendoze avait involontaire-
ment frémi en apercevant dans la foule — soit au
UNE VIEI LLE MAITRESSE.
théâtre, sur le devant d'une loge placée en
face de la sienne, soit sur les marches des es-
caliers des Italiens, lorsqu'avec mille autres elle
y attendait son tour de voiture, — une femme
mince et fièrement cambrée, qui, comme une
vipère dressée sur sa queue, comme la guivre
du blason des Sforza, lui lançait deux yeux
d'escarboucles, opiniâtrement dévorants. On a
déjà vu combien l'amour si ardent de cœur et
si pur de sens de la comtesse de Mendoze,
paraissait faible et misérable à la fougueuse et
sensuelle Vellini. Et cela qu'elle ne comprenait
pas (quand elle rencontrait M'"* de Mendoze),
lui affilait encore le regard et le rendait insup-
portable.
Aujourd'hui, elle ne se contenta pas de la
regarder, elle lui parla.
a C'est donc vous, comtesse de Mendoze ! —
lui dit-elle familièrement, en digne fille adulté-
rine d'une duchesse, qui croyait, sans doute,
que toutes les femmes étaient égales devant
l'amour. — Il y avait longtemps que nous ne
nous étions vues. Nous nous rencontrons donc
encore une fois.
— Vous savez mon nom, madame, — ré-
pondit la comtesse, avec une dignité triste qui
trancha sur le ton hardi de la senora ; — moi,
je ne sais pas le vôtre. Mais depuis longtemps,
je vous connais. Jamais vous ne m'aviez parlé
LE MARIAGE.
277
jusqu'ici, mais les sentiments vrais se devinent.
J'ai cru autrefois que vous aviez sur moi de
méchants desseins. Je sentais en vous une
rivale. Je sentaisque vous deviez aimer comme
moi Ryno de Marigny.
— Non, je ne Paimais plus, — reprit Vel-
lini ; — je l'avais aimé ! Si je vous suivais dans
la foule, si je cherchais à lire dans votre àme
à travers votre blanc visage, c'est que je ne
pouvais comprendre que le Ryno qui avait été
à moi pût être à vous !
— Ah ! si j'en avais été trop fière, — dit
M'"^ de Mendoze, qui ne plia pas plus qu'elle
ne se révolta sous cet arrogant mépris, — j'en
aurais été bien punie. Une plus belle que moi
m'a vaincue,
— Une plus belle que nous deux, madame!
— repartit Vellini, touchée de cette grandeur
modeste et cherchant à s'y associer en se
faisant justice. — Vous étiez déjà plus belle
que moi; mais si je ne comprenais pas qu'il
put vous aimer, lui, c'est que je connaissais,
c'est qu'il me racontait votre amour.
— Hélas ! madame, — reprit la pauvre com-
tesse à qui son tendre cœur ne reprochait
rien, — com.ment donc était-il, votre amour,
puisque le mien vous faisait pitié ?
— Oh ! le mien !... — reprit Vellini, en reje-
tant sa tête en arrière, avec un éclat dans la
378 UNE VIEILLE MAITRESSE.
voix auquel un tressaillement des échos de
l'orgue répondit. Puis elle ajouta (d'un ton
plus bas, avec la superstitior» retrouvée d'une
Espagnole : — mais cela ne peut pas se dire
dans l'église... »
Et comme pour écarter les deux démons de
la Volupté et de l'Orgueil qui la poussaient à
faire curée devant sa rivale des souvenirs de
son amour, elle — qui pensait si peu à Dieu
d'ordinaire — se couvrit d'un grand signe de
croix.
La comtesse eut une rougeur sous sa pâleur
de larmes. L'accent de la Malagaise lui révélait
d'épouvantables bonheurs dont l'idée n'avait
jusque-là jamais approché de son àme, chaste
comme la neige des glaciers, mais comme la
neige des glaciers quand elle commence de
devenir fumante sous les forts rayons du soleil.
a Je ne veux pas le savoir non plus, — dit
M'"® de Mendoze avec le sentiment d'un affreux
regret. — Mais l'amour, c'est le dévouement,
et si vous l'aimiez encore, madame, comme
moi je l'aime toujours, dites, qu'auriez-vous
fait aujourd'hui ?
— Si je l'aimais encore ! ! ! Voyez-vous ce
cuchillo, comtesse? — reprit la sefîora, en ten-
dant une espèce de couteau grossier par-des-
sus le bénitier à M""^ de Mendoze, qui eut hor-
reur de l'instrument et du geste. — Je serais
LE MARIAGE. 279
venue ici même, au pied de cet autel, l'enfon-
cer dans le cœur de celle qu'il épouse, pour
qu'il n'en eût jamais d'enfant, »
Et l'idée qu'elle exprimait lui fît monter le
sang aux tempes et à ses yeux cruels qui s'in-
jectèrent. Son visage noircit. On voyait qu'elle
ne se vaiitait pas et qu'elle était très capable
de ce qu'elle disait.
« Et moi, madame, — dit la comtesse, —
j'ai fait mieux que cela. J'ai prié pour lui, j'ai
prié pour elle. J'ai demandé à Dieu de les
bénir et de bénir leurs enfants. Méprisez-moi
de tant de faiblesse, mais je crois l'aimer
mieux que vous. »
Évidemment, la fille du toréador ne comprit
rien à cet héroïsme de l'amour dévoué. Un
poing à la hanche, le front contracté, elle écou-
tait avec un mépris aveugle les paroles de
M"*® de Mendoze... Et comme si elle lui eut
jeté la foudre ".
« Priez donc, — dit-elle avec triomphe, — et
aimez-le; ce sera en vain!... Vous ne le reverrez
pas à vos pieds. Moi, je ne l'aime plus ; je ne
prierai pas; et pourtant il me reviendra I »
Ce fut au tour de la comtesse de ne pas
comprendre.
« Elle est folle, — pensa-t-elle ; — l'amour
l'a égarée. Serait-ce vrai? L'aimerait-elle mieux
que moi ?
UNE VIEILLE MAITRESSE.
— Oui, il me reviendra! — reprit cette
étrange prophétesse des passions éteintes; —
la chaîne du sang est entre nous. Vous ne me
croyez pas, madame, mais écoutez-moi... »
Et, lui prenant la main, elle l'entraîna vers
la porte, comme si ce qu'elle avait à lui dire
n'avait pu être prononcé dans le lieu saint; —
et elles sortirent de l'église toutes les deux.
FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE
ET DU PREMIER VOLUME.
TABLE
3«
TABLE
Pages.
DÉDICACE ...,..» « . I
Préface de la nouvelle édition 3
I. Un thé de douairière 17
II. I promessi sposi 35
III. Un ancien cavalier-servant 60
IV. Une maitresse-sérail 70
V. Les adieux 84
VI. La curiosité d'une grand'mcre 100
VII. Une variété dans l'amour 124
I.VIII. Sang pour sang ,0 174
'IX. L'égoïsme à deux 199
X. Les nœuds incessamment refaits 229
XI. Le mariage 254
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